vendredi 31 décembre 2021

Mon avis sur "Ce qu'il nous faut de remords et d'espérance" de Cécile Lapertot

Céline Lapertot est professeur de français. Elle n’a pas cessé d’écrire depuis l’âge de 9 ans. Ses écrits ont été plébiscités unanimement aussi bien par les lecteurs que par les médias et les libraires. Tous voient en elle une auteure au talent prometteur de la littérature française contemporaine. Il étant temps que je la lise. Ce qu'il nous faut de remords et d'espérance publié aux Éditions Viviane Hamy est son cinquième roman.

À 10 ans, Roger Leroy vit comme une trahison l’arrivée dans sa vie de son demi-frère, Nicolas Lempereur. C’est le début d’une haine que rien ni personne ne saura apaiser.
Bien des années plus tard, Roger, garde des Sceaux d’un gouvernement populiste, œuvre à la réhabilitation de la peine de mort. Nicolas, lui, est une véritable rock star, pacifiste et contre toute forme de discrimination. Un fait divers impliquant un pédophile récidiviste rallie bientôt l’opinion publique à la cause du garde des Sceaux, et la peine de mort est rétablie. Mais quand Nicolas est accusé du meurtre d’une jeune femme et clame son innocence, la querelle fraternelle qui l’oppose à Roger devient alors un enjeu sociétal et moral.

Clef de voûte des systèmes répressifs jusqu'au XVIIIème siècle, la peine de mort a été mise en cause à partir du XIXème siècle, puis abolie dans la majorité des pays. "Parce qu'aucun homme n'est totalement responsable, parce qu'aucune justice ne peut être absolument infaillible, la peine de mort est moralement inacceptable", tels étaient les mots de Robert Badinter devant l'Assemblée Nationale le 17 septembre 1981, la veille du vote de la loi abolissant la peine de mort. Depuis et à chaque fois qu'un crime abject est commis, notamment lorsqu'un pédophile ôte l'innocence et la vie à un enfant, ce débat qui semblait définitivement clos, ressurgit. D'aucuns semblent penser que la solution à cette criminalité serait le rétablissement de la peine capitale. Roger Leroy, garde des Sceaux d'un gouvernement populiste, est de ceux-là. Alors qu'un pédophile a encore sévi, il s'apprête à plaider devant l'Assemblée Nationale pour le vote d'une loi restaurant la guillotine. Elle le sera. Mais ce qu'ignore le Ministre à cet instant, c'est que ce sera son demi-frère qui sera le premier à être condamné à la peine capitale. Même s'il a toutes les raisons du monde de détester cet homme qui clame à cor et à cri son innocence, il n'en demeure pas moins que Roger va être ébranlé. Et c'est là que tout le talent de Cécile Lapertot se révèle. À aucun moment elle ne prend parti. Elle insuffle juste un vent de réflexion sur les conséquences d'une décision définitive prise trop hâtivement, en réponse à la vox populi et à l'émotion collective que génèrent certains crimes. 

Ce qu'il nous faut de remords et d'espérance est un roman puissant, incisif. Impossible de sortir indemne de cette lecture. Tout est crédible, parfaitement amené. L'auteure explore à la perfection les fêlures de chacun de ses personnages tout en élevant le débat et en faisant voler en éclats nos certitudes. Ce qu'il nous faut de remords et d'espérance est un roman que je qualifierai d'opinion. À l'approche des élections présidentielles, il faut le faire lire au plus grand nombre de sorte qu'à l'émoi collectif et aux décisions à l'emporte-pièce, on oppose prise de conscience et une bonne dose de morale. L'espérance plutôt que les remords. Plus que jamais, rappelons-nous des mots de Robert Badinter "aucune justice ne peut être absolument infaillible, la peine de mort est moralement inacceptable". 

Belle lecture !

jeudi 30 décembre 2021

Mon avis sur "Les choses humaines" de Karine Tuil

Karine Tuil est une écrivaine française. Juriste de formation, elle a publié en 2000 son premier roman. Elle en publiera ensuite un tous les deux ans. Les choses humaines est son onzième roman et a reçu les prix Interallié et le Goncourt des lycéens en 2019. Il s'inspire de "L’affaire dite de Stanford" où un étudiant de l'université américaine a été condamné pour viol. Collant à l'actualité, ce roman interpelle sur la question du consentement. Les choses humaines a été adapté au cinéma par Yvan Attal et c'est justement parce que j'ai eu envie de le voir que j'ai voulu lire le roman avant.

Les Farel forment un couple de pouvoir. Jean est un célèbre journaliste politique français ; son épouse Claire est connue pour ses engagements féministes. Ensemble, ils ont un fils, étudiant dans une prestigieuse université américaine. Tout semble leur réussir. Mais une accusation de viol va faire vaciller cette parfaite construction sociale.
Le sexe et la tentation du saccage, le sexe et son impulsion sauvage sont au cœur de ce roman puissant dans lequel Karine Tuil interroge le monde contemporain, démonte la mécanique impitoyable de la machine judiciaire et nous confronte à nos propres peurs. Car qui est à l’abri de se retrouver un jour pris dans cet engrenage ?

À l'ère où la parole des femmes se libère, où ces dernières osent enfin nommer les choses inhumaines que certains leur font subir, Karine Tuil décide de nous plonger dans une histoire de viol. Elle nous amène à jauger la notion de vérité tout en rappelant que Nietzsche écrivait "Il n'y a pas de vérité, il n'y a que des perspectives sur la vérité". Pour illustrer ces propos, elle commence par ébaucher ses personnages principaux. D'un côté, ils sont brillants, cultivés, aisés, libérés. De l'autre, ils sont modestes, endoctrinés, vivent dans un quartier populaire. Malgré les apparences, très rapidement, leurs défauts, secrets, voire leurs failles sont révélés. Le tout volera en éclat lorsque le scandale éclatera. Le fils, brillant étudiant à Standford est accusé de viol. Il aurait abusé de la fille du nouveau compagnon de sa mère au cours d'une soirée un peu trop arrosée. Dès lors, la machine judiciaire est mise en branle. 

Le père de l'accusé est un journaliste politique influent du PAF, la mère une émérite essayiste féministe. Une déferlante médiatique s'abat sur eux. Cette famille va vivre un véritable bouleversement. Terminé les études à Standford, l'histoire d'amour et la carrière de la mère, l'insouciante légèreté du père. Place au combat judiciaire tant pour eux que pour la victime. Chaque partie soutiendra sa vérité, préparera sa défense. Elle était consentante selon lui, la preuve à aucun moment elle n'a dit non, de plus, elle a joui. Il a l'a forcée et menacée selon elle, la preuve, elle est totalement détruite. Ce ne n'est pas une vie qui est détruite, mais deux. Deux vies détruites, pour vingt minutes d'action comme le déclarera le père à la barre. 
Toute la deuxième partie du roman est dédiée au procès, aux plaidoiries, aux réquisitions. Le lecteur se mue en simple spectateur. Il écoute attentivement les déclarations des uns et des autres, relève les contradictions, tente de se forger une opinion, se met à douter. Il s'interpelle. Parce que dans Les choses humaines, il est surtout question des rapports entre hommes et femmes, entre les classes sociales, du consentement, de tout ce que le mouvement #MeToo et l'affaire Weinstein ont apporté et impacté.

Grâce à son écriture aussi vive que acérée, aussi énergique qu’efficace pour raconter la violence tant physique, psychologique, sociale ou encore sexuelle, Karine Tuil parvient avec finesse et psychologie à nous interpeller et démontre s'il en était encore besoin que dans Les choses humaines, tout n'est pas blanc ou noir, rien n'est aussi abruptement tranché, mais qu'au contraire tout est beaucoup plus complexe, plus subtil. Je n'ai qu'une certitude en refermant ce roman, personne ne sort indemne d'une telle épreuve.

Quant à l'adaptation de ce livre, elle est très fidèle et réussie. Les personnages sont superbement incarnés par les acteurs. La mise en scène d'Yvan Attal est respectueuse de l'intrigue. Les plaidoiries qui sont déjà émotionnellement fortes dans le roman, sont dans le film percutantes. On reste sans voix. Je ne peux que vous recommander de lire puis d'aller voir Les choses humaines.


Belle lecture & bonne toile !
 

Je lis donc je suis, bilan d'une année de lecture : 2021

En cette fin d'année, il y ceux qui font leurs comptes, qui réservent leurs prochaines vacances, qui revendent leurs cadeaux de Noël et celle qui joue avec le petit tag de Nicole Grundlinger. C'est simple, il suffit de répondre à chaque question avec le titre d'un livre lu en 2021... On est bien d'accord, ce n'est qu'un jeu, hein...



Décris-toi : Une bête au paradis parfois Indésirable
Comment te sens-tu ? L'enfant céleste
Décris où tu vis actuellement : Over the rainbow
Si tu pouvais aller où tu veux, où irais-tu ? Orléans
Ton moyen de transport préféré ? Tant qu'il reste des îles
Ton/ta meilleur(e) ami(e) est : Le candidat idéal 
Toi et tes amis vous êtes : Des diables et des saints ou Les désossés
Comment est le temps ? Ultramarins
Quel est ton moment préféré de la journée ? Avant le jour
Qu'est la vie pour toi ? La huitième vie
Ta peur ? L'embuscade
Quel est le conseil que tu as à donner ? Danse avec la foudre
La pensée du jour ? Les fruits tombent des arbres
Comment aimerais-tu mourir ? Là où nous dansions
Les conditions actuelles de ton âme ? Le démon de la colline aux loups
Ton rêve ? S'adapter
 

Bon, j'avoue l'exercice a un petit côté frustrant. Il y a tellement de titres que j'aurais voulu indiquer... Par deux fois j'en ai cité deux, je sais, fallait pas, mais je n'ai pas pu résister... Quoi qu'il en soit, #jelisdoncjesuis2021. Vivement 2022 !

Belles lectures !

Mon avis sur "Tamara par Tatiana" de Tatiana de Rosnay

Tatiana de Rosnay a publié son premier roman, L’Appartement témoin, en 1992. Depuis, une quinzaine ont suivi dont Elle s’appelait Sarah qui l'a fait connaître dans le monde entier. En 2018, elle a publié aux Éditons Michel Lafon, en collaboration avec sa fille photographe, Charlotte Jolly de Rosnay, la vie de Tamara de Lempicka, son peintre préféré. Tamara par Tatiana est maintenant disponible en poche chez Pocket. Évidemment seul le texte est publié, mais il vaut le détour.

Talentueuse, ambitieuse, magnétique, arrogante, rebelle et artiste...
Depuis qu’elle a posé les yeux, à 15 ans, sur une toile de Tamara de Lempicka, Tatiana de Rosnay n’a cessé d’être fascinée par son œuvre et sa vie : au volant de sa Bugatti verte, la reine des Années folles y construit déjà sa propre légende, faite de scandales et de secrets, d’élégance totale et d’exils constants.
Une vie plus grande que la vie, que la romancière restitue pour nous avec la passion intacte de son premier choc esthétique.

Amateurs de destin exceptionnel, d'art déco, de peinture, des années 20 et de portrait de femme hors du commun, Tamara par Tatiana est pour vous. Fascinée par l'œuvre mais également le parcours de vie de la femme qu'a été Tamara de Lempicka, Tatiana de Rosnay a eut la merveilleuse idée d'accepter ce projet artistique avec sa fille photographe. Un travail d'écriture et de d'images. En version poche, seul le travail d'écriture demeure. Il représente une somme impressionnante de recherches sur la vie de cette grande artiste qui n'a pas hésité, très certainement pour entretenir le mystère, à broder, emberlificoter, à mentir pour mieux brouiller les pistes. Une vraie coquetterie d'une femme pas vraiment jolie, mais née séductrice. Tous les ingrédients étaient donc réunis pour écrire un livre terriblement romanesque sur la reine des Années folles, une artiste emblématique de cette époque dorée. 

La vie de Tamara de Lempicka est loin d'être un long fleuve tranquille. Après une enfance idyllique où l'argent ne faisait jamais défaut, s'ensuit une période de douleurs et d'épreuves avant de tutoyer les sommets puis de connaître de nouveaux rebondissements. 
Initiée à l'art par sa grand-mère qui lui ouvre la voie, Tamara de Lempicka ne connaît que le luxe, la légèreté et les voyages jusqu'au moment où la réalité la rattrape. Bien qu'elle ait commencé depuis plusieurs années à façonner son personnage, il n'est plus possible pour elle d'ignorer ce qu'il se passe en Russie en 1917. Dès lors, viendra le temps de la fuite, de la disette, de la séparation d'avec son jeune époux et papa de sa petite fille, avant les retrouvailles à Paris dans un minuscule studio. Ambitieuse Tamara est prête à tout pour vivre de son art et permettre à sa famille de retrouver leur standing d'alors. Déterminée à s'imposer comme artiste peintre, elle suivra des cours dans les ateliers de Montparnasse, s'épuisera au travail le jour, sera de toutes les fêtes la nuit au détriment de sa famille qu'elle délaissera. Grâce à ses portraits glamour du Tout-Paris, Tamara de Lempicka deviendra une des figures de Montparnasse, côtoiera les plus grands et sera internationalement connue. 

Autoportrait dans la Bugatti verte
 
Mais après cette période faste, viendra le temps des déconvenues. D'abord sur le plan personnel. Son couple ne résistera pas à ses frasques nocturnes, elle finira par divorcer avant de se remarier, puis viendra le temps du nazisme et celui du nécessaire exil aux États-Unis. Puis sur le plan professionnel. Elle qui voulait régner sur le monde de l'art, connaîtra l'échec avant un dernier sursaut de notoriété quelques années avant sa mort.

Tamara par Tatiana est le récit de l'incroyable destin d'une femme libre, talentueuse et audacieuse qui a traversé le XXème siècle. C'est avec brio et passion que Tatiana de Rosnay nous narre la vie et l'itinéraire de cette légendaire artiste. Elle nous transmet son admiration pour cette femme hors du commun. Tellement romanesque, absolument fascinant !

Belle lecture !
 

lundi 27 décembre 2021

Mon avis sur "L'éternel fiancé" d'Agnès Desarthe

Traductrice, auteure de nombreux ouvrages pour la jeunesse et de romans, Agnès Desarthe est une auteure reconnue. Elle a reçu de nombreux Prix littéraires. L'éternel fiancé paru aux Éditions de l'Olivier est son dernier roman.

À quoi ressemble une vie ?
Pour la narratrice, à une déclaration d'amour entre deux enfants de quatre ans, pendant une classe de musique.
Ou à leur rencontre en plein hiver, quarante ans plus tard, dans une rue de Paris.
On pourrait aussi évoquer un rock'n'roll acrobatique, la mort d'une mère, une exposition d'art contemporain, un mariage pour rire, une journée d'été à la campagne ou la vie secrète d'un gigolo.
Ces scènes - et bien d'autres encore - sont les images où viennent s'inscrire les moments d'une existence qui, sans eux, serait irrévocablement vouée à l'oubli. Car tout ce qui n'est pas écrit disparaît.

Tout commence dans la salle des mariages. En rang par deux, les enfants de l'école maternelle se tiennent la main. Ils assistent à un concert de Noël. Un petit garçon aux cheveux de travers se retourne vers une petite fille aux yeux ronds et lui dit qu'il l'aime. Elle non. À cause de la beauté de la musique, à cause de la salle des mariages, elle songe qu'ils sont à présent fiancés. Ce garçon lui appartient pour toujours. Liés à jamais, au gré du temps qui s'écoule, ces deux là vont se croiser, se recroiser puis se croiser à nouveau sans pour autant se rencontrer. Symphonie d'un rendez-vous manqué qui sera jouée et rejouée durant toute la vie d'une femme. 

L'éternel fiancé est l'incarnation du temps qui passe. Au gré de leurs rencontres toujours impromptues, Étienne et Elle grandissent, vieillissent, aiment, désaiment, goûtent au bonheur, éprouvent. La vie, tout simplement. Voilà, Agnès Desarthe aborde toutes les thématiques qui composent une vie. La famille, l'éducation, l'amour, le couple, le travail, l'amitié, la parentalité, la déchéance, le deuil. Le tout aurait pu être d'une banalité ennuyeuse, mais il n'en n'est rien. Il faut bien reconnaître que la plume de l'auteure et la dimension poétique de la narration transforment l'ordinaire en extraordinaire. Il suffit de se remémorer la scène de la rencontre entre Étienne et Antonia, la naissance de Rita, le départ de la mère de la narratrice pour s'en rendre compte. Le récit ponctué de touches tantôt mélancoliques, tantôt poétiques, m'a renvoyé à l'univers d'Amélie Poulain pour la narratrice et à celui de Forrest Gump pour Étienne. 

L'éternel fiancé oscille entre conte et partition musicale. Il stimule notre imaginaire, combine harmonieusement les mots, les arpèges, les silences. Quant aux personnages, ils sont tous divinement incarnés, véritables chefs d'orchestre de leur vie. L'ensemble forme une mélodie à la fois légère et profonde qui m'a émerveillée. Un conseil, partez à la recherche du temps perdu avec L'éternel fiancé.

Belle lecture !

mardi 14 décembre 2021

Mon avis sur "La brodeuse de Winchester" de Tracy Chevalier

Tracy Chevalier est une auteure américano-britannique. Elle a écrit une dizaine de romans, généralement historiques, comportant toujours de beaux portraits de femmes. Elle a connu un succès international avec son fameux La Jeune Fille à la perle, inspiré d’un tableau du peintre Vermeer et qui a donné lieu à une adaptation au cinéma. La Brodeuse de Winchester est son dernier roman, disponible depuis peu en format poche chez Folio (que je remercie au passage pour ce plaisir lecture !).

« Jane Austen était morte à l’âge de quarante et un ans sans mari ni enfants, seulement une sœur dévouée. Violet n’avait même pas cela, et elle n’avait certes pas plusieurs romans à son actif. Il ne lui restait que trois ans pour rattraper Miss Austen en termes de créativité. »
Winchester, 1932. Violet Speedwell, trente-huit ans, fait partie de ces millions de femmes restées célibataires depuis la pénurie d’hommes d’après-guerre. Pour échapper à une mère acariâtre, elle décide de prendre son envol. Mais son célibat lui attire plus de mépris que d’amitié. C’est au sein du cercle des brodeuses de la cathédrale qu’elle trouvera le soutien qui lui manque pour affronter les préjugés de son époque. Grâce à Arthur, le sonneur de cloches, elle découvre aussi un tout autre cercle, masculin cette fois. Au même moment, la radio annonce l’arrivée d’un certain Hitler à la tête de l’Allemagne.

Lire un Tracy Chevalier c'est comme lire un Jane Austen. C'est embrasser une atmosphère, se fondre dans une époque, rentrer dans la peau d'une femme et endosser avec douceur mais détermination son combat. La brodeuse de Winchester n'échappe pas à la règle. Il est inspiré de la vie de Louisa Pesel, brodeuse de talent qui a réalisé avec son cercle de brodeuses, dans les années 30, des coussins que l'on peut toujours admirer dans la cathédrale de Winchester.

Difficile pour une femme célibataire de trente-huit ans en 1932 de s'épanouir dans une société où le mariage est la norme. Oui mais voilà, la guerre est passée par là et a laissé pas moins de deux millions de femmes excédentaires. Violet Speedwell est l'une d'elles. Ayant perdu son fiancé sur les champs de bataille, elle a choisi de s'émanciper et de se libérer de l'emprise d'une mère aigrie. Après avoir trouvé un emploi et une logeuse à Winchester, elle va se prendre de passion pour la cathédrale et la broderie d'agenouilloirs. De fil en aiguille, elle va s'ancrer dans cette ville, se lier d'amitié avec une jeune fille singulière et un sonneur de cloches. Courageuse, Violet est déterminée à réussir son émancipation, à ne plus laisser quiconque lui dicter sa conduite et à s'affranchir du regard des autres.

Teinté d’un féminisme discret mais affirmé, La brodeuse de Winchester se déguste lentement. L'écriture ciselée de Tracy Chevalier alliée aux petits détails révélés au gré des pages, à la psychologie de ses personnages parfaitement campée, plongent le lecteur dans un cocon à la fois cotonneux et résolument moderne. L'auteure aborde des sujets tels que l'émancipation, l'homosexualité, la monoparentalité, le devoir conjugal et filial tout en nous immergeant dans l'histoire, l'art de la broderie et des sonneurs de cloche. Le tout est parsemé de touches d'humour et de phrases en latin. Ars longa, vita brevis, l'art est long et la vie est courte.

Un conseil, laissez-vous couler dans cette ambiance so british, so Austen. Un régal.

Belle lecture !

mercredi 8 décembre 2021

Mon avis sur "S'adapter" de Clara Dupont-Monod

Clara Dupont-Monod est journaliste et écrivain. Après avoir fricoté avec la presse écrite, elle est passée derrière le micro pour animer différentes émissions littéraires. Depuis la rentrée chaque dimanche sur France Inter, avec ses acolytes, elle chahute les grands classiques, revisite les œuvres pour mieux les aimer et révéler leur modernité. Malheureusement faute d'audience ou plutôt parce que la tonalité de son émission Livre et châtiment dénote, elle s'arrêtera à la fin de ce mois. À défaut d'écouter Clara Dupont-Monod, vous pourrez la lire. Son neuvième roman, S'adapter, déjà triplement primé est paru chez Stock à l'automne. 

C’est l’histoire d’un enfant aux yeux noirs qui flottent, et s’échappent dans le vague, un enfant toujours allongé, aux joues douces et rebondies, aux jambes translucides et veinées de bleu, au filet de voix haut, aux pieds recourbés et au palais creux, un bébé éternel, un enfant inadapté qui trace une frontière invisible entre sa famille et les autres. C’est l’histoire de sa place dans la maison cévenole où il naît, au milieu de la nature puissante et des montagnes protectrices ; de sa place dans la fratrie et dans les enfances bouleversées. Celle de l’aîné qui fusionne avec l’enfant, qui, joue contre joue, attentionné et presque siamois, s’y attache, s’y abandonne et s’y perd. Celle de la cadette, en qui s’implante le dégoût et la colère, le rejet de l’enfant qui aspire la joie de ses parents et l’énergie de l’aîné. Celle du petit dernier qui vit dans l’ombre des fantômes familiaux tout en portant la renaissance d’un présent hors de la mémoire.

S’adapter est un récit proche de l’autobiographie. Il raconte l’arrivée d’un bébé différent dans une famille. Clara Dupont-Monod a eu un petit frère. Né handicapé, il est mort à l'âge de dix ans. Elle a déclaré que la joie de l'avoir connu a supplanté le chagrin de l'avoir perdu. Dès lors, elle a pu écrire l'histoire de cette famille et de cette fratrie qui ont dû S'adapter. Autant vous prévenir de suite, vous qui avez connu les pierres qui roulent, vous allez maintenant rencontrer les pierres qui racontent. En effet, comme dans un conte, ce sont les pierres de la maison familiale cévenole qui témoignent. Et elles sont rudement douées ces pierres. Elles racontent toute la place qu'un éternel bébé aux joues douces et rebondies, incapable de distinguer une orange, occupe au sein du cercle familial. Elles racontent également le peu de place que cet être inadapté a, malgré lui, laissé aux autres membres de la fratrie. Cette histoire est contée tantôt du point de vue de l'aîné fusionnel et protecteur, tantôt du point de vue du dégoût et de la colère de la cadette, pour se refermer sur celui du petit dernier qui a eu la lourde tâche de rééquilibrer cette cellule familiale que l'autre a tellement chamboulée.

En dépit de toute la gravité du sujet, S'adapter est un roman à la fois poétique et lumineux. Il est aussi léger et enveloppant que le souffle du vent sur la peau délicate et fragile de cet éternel bébé. Avec grâce et subtilité, Clara Dupont-Monod évoque la puissance des liens fraternels, l’ambivalence face à la différence et l’extraordinaire capacité d’adaptation de l’être humain. Sa plume acérée, son écriture à la fois ramassée et percutante, l'originalité de la forme narrative qu'elle a retenue, donnent encore plus de profondeur au récit tout en mettant à l'honneur les terres cévenoles, ses montagnes, ses forêts, ses torrents, ses pipistrelles et ses pierres séculaires. 

S'adapter est un roman d’une rare puissance émotionnelle. Pour preuve, à l'instar des pierres impuissantes qui ont assisté au lâcher prise, l'eau a coulé par ici aussi. 
Un conseil, ne passez pas surtout pas à côté de ce livre magistral !

Belle lecture !

vendredi 3 décembre 2021

Mon avis sur "Le candidat idéal" d'Ondine Milot

Ondine Millot est journaliste indépendante, spécialisée dans les faits de société et la chronique judiciaire. Après avoir travaillé à Libération durant seize ans, elle est entrée au Quotidien. Elle y couvre les procès et les faits divers. Depuis 2006, elle réalise des enquêtes sur des affaires qui l'ont marquée. C'est dans ces conditions qu'avec le photographe Raphaël Dallaporta elle a sorti Esclavage domestique, puis en 2013 L'amour à mort. En 2018 est paru chez Stock Les monstres n'existent pas et maintenant Le candidat idéal. Ses livres sont beaucoup plus qu'une chronique du fait divers, notamment parce que l'auteure cherche à comprendre et à expliquer l'inexplicable. Passionnant !

Jeudi 29 octobre 2015, 9h15, tribunal de Melun. L’avocat Joseph Scipilliti tire à bout portant trois balles sur son collègue le bâtonnier Henrique Vannier. Alors que se lève à nouveau le pistolet, l'homme à terre demande : « Épargne mon visage, pour mes enfants, pour qu'ils puissent me dire au revoir. » Le tireur suspend son geste, et retourne l’arme contre lui.
Ce jour-là, Ondine Millot se trouve dans ce tribunal et veut comprendre. Après plusieurs années d'enquête, elle raconte, la rencontre de deux destins étrangement symétriques. 
Pourquoi Joseph Scipilliti a-t-il voulu mourir en emmenant avec lui un quasi-inconnu ? Pourquoi Henrique Vannier est-il ce candidat idéal ?

Il n'y a pas de hasard, il n'y a que des rendez-vous disait Paul Éluard. Et si ce jeudi 29 octobre 2015, Ondine Millot avait rendez-vous non pas avec un, mais avec deux avocats ? 
Ce jour-là, elle se rendait au Palais de justice de Melun pour suivre le procès des parents de la petite Inaya, un couple de trentenaires accusés d’avoir tué leur bébé de 20 mois. Un peu en retard, elle se trouve dans le hall de l'immeuble fait de verre et d'acier lorsqu'elle entend des coups de feu. La rumeur a tout juste dévalé les escaliers. Un avocat aurait tiré sur le bâtonnier, les deux sont morts. S'ensuit une effervescence hors norme. Ondine Millot reste figée sur place. Elle résiste aux injonctions du commentaire en direct. Parler de ce qu'elle n'a pas vu, très peu pour elle. Elle préfère comprendre les raisons de ce crime. Dès lors et parce que contre toute attente, Henrique Vannier n'est pas décédé, Ondine Millot va, cinq années durant, enquêter. Pour ce faire et bien que Joseph Scipilliti se soit suicidé, elle va étudier consciencieusement son Journal indélicat qu'il avait pris soin d'adresser à certains confrères. C'est donc à partir de ce document de deux cent quarante pages, mais également sur la base d'entretiens qu'Ondine Millot va tenter de répondre à la difficile question : Pourquoi ?

Le candidat idéal est un livre passionnant à plus d'un titre. 
Tout d'abord il met en exergue le cheminement de l'auteure. Ondine Millot était en pleine rédaction de son livre Les monstres n’existent pas dont le (lourd) sujet est le meurtre de huit bébés par leur mère, quand l'affaire de Melun éclate. Parce qu'elle était sur place ce fameux 29 octobre 2015, elle était toute désignée pour interviewer Henrique Vannier sur son lit d'hôpital. Impressionnée par l'instinct de survie de cet homme et sa détermination à vouloir se remettre rapidement de ce drame, la possibilité d'un prochain livre s'est imposée à elle au gré de leurs échanges. Ondine Millot l'a évoqué, Henrique Vannier l'a accepté. Dès lors, les investigations débutent. 
Outre la lecture du Journal indélicat, l'auteure s'attachera à retracer le passé des deux hommes afin de cerner leur personnalité. Elle fera parler Henrique, sa famille, ses confrères et amis. Par souci de justice et d'équité, elle fera de même auprès des proches de son agresseur. Cette démarche qui va bien au-delà du travail d'investigation, est remarquable. Ce qui frappe, c'est la droiture d'Ondine Millot et son empathie. Elle a à cœur de toujours rester impartiale, de ne jamais verser dans le jugement. Elle ne condamne pas, elle tente juste d'expliquer. Pourtant tout accable Joseph Scipilliti, cet être devenu aigri à force de se laisser submerger par son dégoût de l'injustice, jusqu'à la voir partout, jusqu'à s'en rendre malade. Parce qu'elle sait que rien n'est aussi tranché, aussi binaire que cela, que cette affaire ne peut être réduite à d'un côté une victime, de l'autre un bourreau, l'auteure révèle tout ce qui a rapproché ces deux êtres et tout ce qui les a percuté de plein fouet. Étonnamment troublant. Bien que personne ne saura jamais avec certitude ce qui a motivé Joseph Scipilliti, on est en droit de se demander si en définitive, il ne voulait finir sa vie avec son idéal, celui qu'il aurait voulu être, voire celui qu'il aurait dû devenir ?

Le candidat idéal est un livre captivant, le travail d'Ondine Millot est absolument fascinant. Et cerise sur le gâteau, grâce à la fluidité de son écriture, il se lit comme un roman. Une belle découverte faite dans le cadre du Grand prix des lectrices Elle 2022. Je conseille vivement Le candidat idéal.

Belle lecture !
 

mardi 30 novembre 2021

Mon avis sur "Au temps des requins et des sauveurs" de Kawai Strong Washburn

Kawai Strong Washburn est né et a grandi sur la côte Hamakua de la grande île d'Hawaii. Aujourd'hui, il vit dans le Minnesota. Au temps des requins et des sauveurs est son premier roman. Il a remporté le prix PEN/Hemingway 2021 et le Minnesota Book Award 2021.

En 1995 à Hawaii, au cours d'une balade familiale en bateau, le petit Nainoa Flores tombe par-dessus bord en plein océan Pacifique. Lorsqu'un banc de requins commence à encercler l'enfant, tous craignent le pire. Contre toute attente, Nainoa est délicatement ramené à sa mère par un requin qui le transporte entre ses mâchoires, scellant cette histoire extraordinaire du sceau de la légende. 
Sur près de quinze ans, nous suivons l'histoire de cette famille qui peine à rebondir après l'effondrement de la culture de la canne à sucre à Hawaii. Pour Malia et Augie, le sauvetage de leur fils est un signe de la faveur des anciens dieux - une croyance renforcée par les nouvelles capacités déroutantes de guérisseur de Nainoa. Mais au fil du temps, cette supposée faveur divine commence à briser les liens qui unissaient la famille. Chacun devra alors tenter de trouver un équilibre entre une farouche volonté d'indépendance et l'importance de réparer la famille, les cœurs, les corps, et pourquoi pas l'archipel lui-même. 

Avec son premier roman, Kawai Strong Washburn nous embarque sous le soleil d'Hawaii, loin des clichés. Il lève le voile sur l'envers du décor paradisiaque et offre de ces îles une vision tragique et terrible, un territoire américain relégué et rongé par la misère, mais fort de ses mythes et de sa nature luxuriante.

À travers l'histoire familiale des Flores, Kawai Strong Washburn aborde les difficultés économiques des hawaiiens post effondrement de la culture de la canne sucre et dénonce leur nécessaire exil sur le continent américain pour survivre. Au tourisme de luxe, il oppose la misère des autochtones. Pour adoucir le contraste et faire perdurer les croyances ancestrales locales, il convoque les Dieux et transforme l'un de ses personnages en véritable légende. En dotant ce fils d'un don surnaturel, il aborde la délicate question des liens familiaux et la rivalité au sein de la fratrie. Dès lors, le frère et la sœur distancés, devront se démarquer pour tenter d'égaler le statut de l'enfant prodige protégé des Dieux et surtout capter l'attention des parents. Alors, bénédiction ou malédiction ? 

Au temps des requins et des sauveurs est un roman polyphonique. Sur une période d'une quinzaine d'années, la voix de la mère alterne avec celles des frères et sœur. Chacun a voix au chapitre. Au gré de ceux-ci, nous assistons au délitement de cette famille. Les problèmes financiers, l'absence de communication, la rivalité inavouée entre les enfants et la difficulté pour le fils adulé à assumer ses pouvoirs puis ses défaites feront vaciller cette tribu jusqu'à la mener au bord du précipice. 

Bien que la plume de Kawai Strong Washburn soit à la fois poétique et envoutante, j'ai quelque peu peiné dans ma lecture. Il m'a manqué un je ne sais quoi que je ne parviens pas à définir. Réflexion faite, il me semble ce roman aurait gagné à être plus concis, plus ramassé. À vouloir embrasser trop de thématiques, on prend le risque de se disperser et de diluer son message. Quoi qu'il en soit et bien que dense, Au temps des requins et des sauveurs est un premier roman à découvrir.

Belle lecture !

lundi 29 novembre 2021

Mon avis sur "Le souffle de la nuit" d'Alexandre Galien

Alexandre Galien est un jeune auteur qui grimpe. Il a remporté le prix du Quai des Orfèvres 2020 pour Les cicatrices de la nuitle premier volet de sa saga. Et lorsque l'on sait qu'il a, après des études de droit et de sciences criminelles, intégré la direction régionale de la police judiciaire, on imagine ce qu'il a dû ressentir en recevant ce prix. Le souffle de la nuit est son second opus, il vient de paraître en format poche chez Pocket et à cette occasion, j'ai eu le privilège de rencontrer Alexandre Galien. Il me restait à découvrir son univers, c'est chose faite !

Philippe Valmy, ex flic du 36, est un homme brisé. Un an après le drame qui a bouleversé son existence, il survit tant bien que mal au Nigéria, loin de ses souvenirs. Mais l’appel de son ancien chef le sort de sa retraite : Louis, flic de la mondaine et ancien collègue, vient de mourir, tué de la plus étrange des façons, au cœur du Bois de Vincennes, une inquiétante poupée rituelle enfoncée dans le ventre...
L’équipe de Philippe Valmy se reforme alors et plonge dans une traque impitoyable, au cœur d’univers aussi envoûtants qu’inquiétants, entre géopolitique et magie noire.

À la question faut-il impérativement lire le premier opus, pour lire le second, la réponse est non, même si c'est toujours préférable. Pour ma part, jusqu'à la soirée organisée par la merveilleuse équipe de Pocket (si, si, c'est vrai !), je ne connaissais pas Alexandre Galien. Les échanges que nous avons eus avec lui ont titillé ma curiosité. Dès lors, ayant très envie de découvrir son univers, je n'ai pas su résister et ai ouvert Le souffle de la nuit sans prendre le temps de lire Les cicatrices de la nuit. Dès les premières pages, on comprend tout à fait ce qui a brisé Valmy et ce qui le motive à reprendre du service. Son état psychologique est parfaitement restitué et l'intrigue suffisamment prenante pour que l'on soit immédiatement embarqué.

Le souffle de la nuit s'ouvre sur une scène de crime. Un soir de pleine lune, un brave père de famille venu faire une balade de santé dans le bois de Vincennes en compagnie d'une jeune fille de nationalité nigériane, a buté sur une tête sans vie. Informée par les flics du 17, la Crim débarque. La victime n'est autre que le commandant de police au groupe Cabarets. Parce que c'était son collègue, que son cadavre a été trouvé dans le secteur des prostituées nigérianes et qu'il serait question de rites vaudous, Philippe Valmy va être appelé en renfort. Sa connaissance des réseaux de prostitution, du pidgin (créole à base lexicale anglais), des relations diplomatiques entre la France et le Nigeria sont autant d'atouts permettant de démêler au plus vite cette affaire. S'ensuit une totale immersion dans les services de la Crim. On suit l'équipe en charge de l'enquête, on traverse tout Paris et on assiste amusé aux rivalités entre les différents services de la PJ. Les personnages comme les dictons foutraques du ponte de l'Identité judiciaire foisonnent. Le tout s'imbrique parfaitement. Le rythme est particulièrement soutenu, aucun temps mort. Il faut bien reconnaître que la vivacité de la plume d'Alexandre Galien y est aussi pour beaucoup. Aucune fioriture. Enfin, son expérience au 36 ne fait que renforcer la crédibilité et le réalisme de ses propos. Aucun doute, Alexandre Galien vient grossir la liste des auteurs de polars français à suivre de près.

Un conseil, lisez Le souffle de la nuit, de jour car une fois commencé, il est impossible de le reposer.

Belle lecture !

dimanche 7 novembre 2021

Mon avis sur "Les fruits tombent des arbres" de Florent Oiseau

Bien qu'il n'ait qu'un peu plus de trente ans, Florent Oiseau a exercé de multiples métiers, mais celui qui lui sied le mieux est indéniablement celui d'écrivain. Il a publié quatre romans chez Allary Éditions. Son dernier Les Fruits tombent des arbres a reçu le Prix du Livre qui fait du bien. Une récompense qui doit faire un bien fou !

Est-ce la vie qui crée le hasard, ou l’inverse ?
Parce que son voisin, comme le fruit d’un arbre, est tombé raide mort à l’arrêt Popincourt, Pierre se retrouve à errer sur la ligne du bus 69. 
« Fantôme urbain », comme il se définit lui-même, c’est un type plus très jeune et pas encore très vieux qui cherche des réponses dans de grands verres de lait glacé.
De laverie automatique en comptoir de bar kabyle, la liberté guide ses pas. Fumer des cigarettes avec les tapins de la rue Blondel, monter une mayonnaise pour une célèbre actrice sur le retour, appeler sa fille Trieste et se rappeler Venise… tout fait aventure quand on regarde bien et qu’on ne regrette rien. Ne pas faire grand-chose : voilà l’extraordinaire.

Faussement léger, Les fruits tombent des arbres est un roman qui explore la condition humaine contemporaine. Dans la quasi indifférence des passants, le cœur d'un homme s'est arrêté de battre à l'arrêt de bus de la ligne 69. Sa vie s'est terminée devant le numéro 112 de la rue de la Roquette. Triste sort. Au même moment, Pierre achetait des pamplemousses. Perturbé par cette mort soudaine, il ne sait qu'une chose, son voisin attendait le bus, direction Gambetta. Dès lors, Pierre, quinquagénaire un peu paumé, va arpenter cette ligne à la recherche du rendez-vous manqué de son voisin méconnu. S'ensuit une déambulation tant dans le quartier, que dans le quotidien de Pierre. Il observe, explique, digresse. Rien d'extraordinaire. Et pourtant...

Tout le talent de Florent Oiseau tient dans la poésie avec laquelle il dépeint l'infime quotidien de tout un chacun. Il porte un regard tendre et humain sur ce qui l'entoure, ces petites gens, ces petits riens qui mis bout à bout, forment ce qui pourrait bien ressembler au bonheur. L'auteur rend hommage à tous ceux que l'on ne voit plus, ces invisibles urbains. Il analyse, dissèque les faits et informations glanés de-ci, de-là. Le tout s'enchaîne délicieusement, est prétexte à réflexion, à mise en exergue de nos paradoxes. L'ensemble est empreint d'une grande humanité et d'une charmante mélancolie.

Entre douceur et amertume, Les fruits tombent des arbres rend un bel hommage à l'art de ne pas faire grand chose et fait l'apologie de l'ordinaire. Un conseil, cueillez ce livre et régalez-vous !

Belle lecture !

lundi 1 novembre 2021

Mon avis sur "Seule en sa demeure" de Cécile Coulon

Après Une bête au paradis, Cécile Coulon nous embarque pour cette rentrée littéraire dans l'enfer du mariage arrangé comme il en existait tant au dix-neuvième siècle. Bienvenue dans le Jura où se déroule Seule en sa demeure, le huitième roman de l'auteure publié chez L'Iconoclaste.

À dix-huit ans, Aimée se plie au charme froid de Candre Marchère, un riche propriétaire terrien du Jura. Pleine d’espoir et d’illusions, elle quitte sa famille pour le domaine de la Forêt d’Or. Mais très vite, elle se heurte au silence de son mari, à la toute-puissance d’Henria, la servante. Encerclée par la forêt dense, étourdie par les cris d’oiseaux, Aimée cherche sa place. La demeure est hantée par le fantôme d’Aleth, la première épouse de Candre, morte subitement peu de temps après son mariage. Aimée dort dans son lit, porte ses robes, se donne au même homme. Que lui est-il arrivé ? Jusqu’au jour où Émeline, venue donner des cours de flûte, fait éclater ce monde clos. Au fil des leçons, sa présence trouble Aimée, éveille sa sensualité. La Forêt d’Or devient alors le théâtre de désirs et de secrets enchâssés.

Seule en sa demeure est une histoire de domination, de passions et d’amours empêchés. Cécile Coulon mélange les styles et les références littéraires. Les premiers chapitres font référence au classicisme des romans du XIXème. On a l'impression d'avoir ouvert un livre d'Honoré de Balzac ou de Jane Austen. Puis, le mariage célébré, nous voici spectateur d'un huis clos pour le moins fantastique. Le fantôme de l'ancienne épouse vient troubler la tranquillité des lieux, sans compter l'énigmatique servante et son démoniaque descendant. Dès lors, on bascule dans l'univers merveilleux qui caractérise les contes. À l'innocence et à la légèreté du début, succède l'angoisse et le mystère. Et parce que l'auteure prend un malin plaisir à planter le décor, à décrire les lieux, la forêt et les atmosphères, le tout est vraiment intrigant. Si l'on y ajoute son écriture toujours aussi acérée, puissante et poétique, Seule en sa demeure devient un roman vraiment prenant. 

Néanmoins et même si les différentes ambiances sont parfaitement rendues, l'environnement magistralement dépeint, il n'en demeure pas moins que j'aurais aimé que les personnages soient un peu plus incarnés, leur psychologie et leur histoire plus déflorées. À l'exception d'Aimée, j'ai eu le sentiment que les autres protagonistes étaient relayés au second plan. J'aurais aimé en savoir plus sur le silencieux Candre, sur l'envoûtante Aleth, la précédente épouse, sur l'énigmatique gouvernante, Henria, et la stricte Émeline. J'aurais aimé un peu plus de puissance et d'incarnation. 

En dépit de ces quelques regrets et même s'il est en-deçà de Une bête au paradis, Seule en sa demeure reste un roman très agréable à lire et Cécile Coulon une valeur sûre.

Belle lecture !

lundi 25 octobre 2021

Mon avis sur "Viper's dream" de Jake Lamar

Né dans le Bronx, dans une famille afro-américaine, Jake Lamar a fait ses études à l’université de Harvard où il découvre l'écriture. Il devient journaliste au Time magazine avant de se consacrer entièrement à l’écriture. Installé en France, il enseigne à Sciences Po Paris, ce qui fait de lui l'auteur le plus français des américains. Viper's dream est son dernier roman, publié aux Éditions Payot-Rivages.

Clyde Morton croit en son destin : il sera un grand jazzman. Mais lorsqu'il quitte l'Alabama pour auditionner dans un club de Harlem, on lui fait comprendre qu'il vaut mieux oublier son rêve. L'oublier... dans les fumées de la marijuana, qui lui ouvre de nouveaux horizons. La "Viper", comme elle est surnommée à Harlem, se répand à toute vitesse et Clyde sera son messager. Jusqu'au jour où arrive la poudre blanche qui tue. Et qui oblige à tuer. 
Ce soir, c'était le troisième meurtre de Viper. Pour la troisième fois en vingt-cinq ans, il avait mis fin à la vie de quelqu'un. Mais c'était la première fois qu'il le regrettait.

Viper's dream est un roman noir qui swingue. Sur fond de jazz, Jake Lamar, nous narre le parcours d'un jeune afro-américain de dix-neuf ans qui, faute de talent en tant que trompettiste, va découvrir la magique "Mary Warner" et devenir un acteur incontournable du trafic de marijuana. Ssssssss
Dès lors, Clyde va mener une carrière inattendue qui lui apportera fortune et l'emmènera là où il n'avait pas forcément prévu d'aller. Il fréquentera les plus grands jazzmen tels que Charlie Parker, Thelonious Monk, Louis Armstrong, Billie Holiday, Miles Davis... Il baigne dans l'histoire et la mythologie jazz, arpente tous les clubs d'Harlem. Sa notoriété ira crescendo jusqu'à ce que l'héroïne vienne perturber le tout. Traumatisé par les ravages de la blanche dans le monde artistique new-yorkais, toute sa vie, Clyde refusera d’en fournir aux musiciens et s'évertuera d'éliminer tous ceux qui en vendront sur son territoire, jusqu'au moment où il ne sera plus possible de couvrir ses crimes. Dès lors, Clyde Morton aura trois heures pour fuir. En attendant, on rembobine le film.

Viper's dream est un roman noir qui rend hommage à la légendaire musique noire, à tout un quartier, toute une époque. En raison de sa construction originale, de son rythme, de son écriture cinématographique et parce qu'il n’est pas sans rappeler l’atmosphère du merveilleux Gang des rêves de Luca Di Fulvio, ce fut un réel plaisir que de passer ces heures en compagnie de Clyde Morton et d'être immergé dans ce Harlem d'un autre temps. Viper'Ssssssss dream est à lire tout en (ré)écoutant les bons vieux standards du jazz puisque la playlist ferme ce bon roman.

Belle lecture ! 
 

dimanche 24 octobre 2021

Mon avis sur "Memorial drive" de Natasha Trethewey

Natasha Trethewey est une auteure qui occupe une place importante dans la littérature contemporaine aux Etats-Unis. Universitaire et poétesse, elle a été Prix Pulitzer en 2006 pour Native Guard, dédié à sa mère, et a reçu deux fois le mandat de Poet Laureate en 2012 et 2013. Memorial Drive a connu un immense succès aux Etats-Unis. Il vient de paraître en France aux Éditions de l'Olivier.

Le 5 juin 1985, Gwendolyn est assassinée par son ex-mari, Joel, dit « Big Joe ». Plus de trente ans après ce drame qui a changé sa vie, Natasha Trethewey, sa fille, affronte enfin sa part d’ombre en se penchant sur le destin de sa mère. 
Tout commence par un mariage interdit entre une femme noire et un homme blanc dans le Mississippi. Suivront une rupture, un déménagement puis une seconde union avec un vétéran du Vietnam. À chaque fois, Gwendolyn pense conquérir une liberté nouvelle. Mais la tâche semble impossible. Elle est toujours rattrapée par la violence.

Exactement vingt ans après l'assassinat de sa mère Gwen, Natasha Trethewey est reconnue dans un restaurant par un homme autrefois policier lors du drame. Il lui propose de lui remettre les archives de l’affaire qui sont sur le point d’être détruites. Bien qu'elle s’était juré de ne plus jamais revenir sur son passé, elle accepte. Dès lors, débute un long voyage. Sept années à faire le chemin à l’envers, à se confronter à sa mémoire et aux faits. 

Memorial Drive est le recueil des mémoires d'une fille, Natasha Trethewey, qu'elle dédie aux femmes qui l'ont faite. Ce livre entremêle la trajectoire des femmes de sa famille et celle d’une Amérique meurtrie par le racisme. Non seulement l'auteure rend à sa mère, Gwendolyn Ann Turnbough, sa voix, son histoire et sa dignité, mais elle évoque sans détour le racisme et l'origine du féminicide.

En effet, à travers le parcours amoureux de sa mère, l'auteure retrace tout un pan de l'histoire du Sud des États-Unis des années 50-60, notamment les méthodes d'intimidation dont elle et les siens ont été victimes par le Ku Klux Klan mais également le regard réprobateur que certains posaient sur la métisse qu'elle est. Trop noire pour une blanche, trop blanche pour une noire. Un entre-deux qui n'était pas admis et qui l'interrogeait sans cesse quant à son identité. Au-delà de ces questions sociétales, Memorial drive aborde essentiellement la douloureuse thématique de la violence conjugale et de la maltraitance. Le beau-père de l'auteure, un vétéran du Vietnam, un homme psychologiquement malade ne cessera de frapper sa femme et d'humilier sa belle-fille. L'une en mourra, l'autre sera marquée à vie. Rongée par la culpabilité, elle n'aura d'autre choix que d'occulter une part d'elle-même pour (sur)vivre, jusqu'à ce qu'elle ait la force et le courage de redonner vie à sa mère à travers ces quelques pages d'une intensité brute et d'affronter ce douloureux passé. 

Memorial drive est un très bel et courageux hommage d'une fille à sa mère trop tôt disparue mais également à toutes les victimes de féminicide. Un livre d'une pudeur et d'une intensité hors norme. À lire d'urgence.

Belle lecture !

Mon avis sur "La carte postale" d'Anne Berest

Anne Berest est écrivaine et scénariste. La Carte postale publié chez Grasset est son huitième livre et fait partie de la sélection Goncourt 2021. Parce qu'autobiographique, ce texte est bien plus qu'un simple roman. Il oscille entre enquête d'identité et quête initiatique.

C’était en janvier 2003.
Dans notre boîte aux lettres, au milieu des traditionnelles cartes de vœux, se trouvait une carte postale étrange. Elle n’était pas signée, l’auteur avait voulu rester anonyme. Il y avait l'opéra Garnier d’un côté, et de l’autre, les prénoms des grands-parents de ma mère, de sa tante et son oncle, morts à Auschwitz en 1942.
Vingt ans plus tard, j’ai décidé de savoir qui nous avait envoyé cette carte postale. J’ai mené l’enquête, avec l’aide de ma mère. En explorant toutes les hypothèses qui s’ouvraient à moi. Cette enquête m’a menée cent ans en arrière. J’ai retracé le destin romanesque des Rabinovitch, leur fuite de Russie, leur voyage en Lettonie puis en Palestine. Et enfin, leur arrivée à Paris, avec la guerre et son désastre. J’ai essayé de comprendre comment ma grand-mère Myriam fut la seule qui échappa à la déportation. Et d'éclaircir les mystères qui entouraient ses deux mariages.

Alors que l'on n'échange guère plus de carte postale, qui a bien pu en envoyer une pour le moins énigmatique à la Famille Berest, surtout en cette période de l'année où l'on a coutume surtout de se souhaiter le meilleur pour l'année à venir ? Qui est l'expéditeur ? Et pourquoi vouloir réveiller de douloureux souvenirs ?

Alors qu'elle s'apprêtait à accoucher, Anne Berest s'est souvenu de la promesse qu'elle s'était faite lorsque La carte postale avait atterri dans la boite à lettres de ses parents. Bien qu'à l'époque elle avait une vie à vivre et d'autres histoires à écrire, elle s'était promis qu'un jour elle interrogerait sa mère sur l'histoire de sa famille. Pensant à cette lignée de femmes qui avaient donné la vie avant elle, le moment était venu d'entendre le récit de ses ancêtres. Dès lors, l'auteure a choisi de marcher dans les pas des Rabinovitch. 

Mêlant confidences de sa mère et les fruits de l'enquête d'Anne Berest, La carte postale est le récit d’un passé reconstitué qui se vit au présent. Il est poignant, révoltant et interrogeant. Outre le fait que l'on apprendra à la toute fin qui est l'expéditeur de La carte postale et ce qui a motivé son envoi tant d'années après, ce roman tente surtout de répondre à une question identitaire tout en apportant un témoignage forcément singulier au plus près de chaque membre de la famille Rabinovitch. 

Touchant, La carte postale est pour moi un beau livre d'histoire, pas un Prix Goncourt. Mais l'essentiel n'est pas là, il est dans l'absolue nécessité de se souvenir et de transmettre à sa descendance le patrimoine familial historique. Et de ce point de vue, c'est parfaitement réussi.

Belle lecture !

mardi 12 octobre 2021

Mon avis sur "La fille qu'on appelle" de Tanguy Viel

À l'instar de Article 353 du code pénalle précédent roman de Tanguy Viel, La Fille qu’on appelle est roman noir construit selon la même trame et dont les faits se déroulent quasi dans les mêmes lieux. D'ailleurs, le titre aurait même pu être un autre article du code pénal.

Quand il n'est pas sur un ring à boxer, Max Le Corre est chauffeur pour le maire de la ville. Il est surtout le père de Laura qui, du haut de ses vingt ans, a décidé de revenir vivre avec lui. Alors Max se dit que ce serait une bonne idée si le maire pouvait l'aider à trouver un logement.
 
Un père, une fille et un maire, presque une famille. Sauf qu'en réalité La fille qu'on appelle aborde une toute autre thématique, celle de l'emprise et du consentement, le tout, sur fond de pouvoir politique. 
Avis aux lecteurs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être tout à fait fortuite.

L’intrigue de La fille qu'on appelle se déroule dans une ville portuaire bretonne où le premier magistrat de la commune -qui deviendra ministre- ne se rend à tous ses rendez-vous, qu'ils soient publics ou privés, qu'avec son chauffeur. Alors lorsqu'on véhicule Monsieur le maire depuis des années, et que de surcroît on a participé à la gloire de son pays en remportant un championnat de boxe, on peut bien demander un service à son patron. Laura, la fille de Max, d'une beauté divine et ancien mannequin, est à la recherche d'un logement. Le maire pourrait tout à fait intercéder en sa faveur auprès de la commission logement. Il n'en demandait pas plus Max. Mais le maire lui, en demandera plus. Beaucoup plus. Non, à vrai dire, il ne demandera jamais rien. Ce n'est pas le genre. Et c'est là que le bât blesse justement.

Il y a ceux qui ne demandent rien et qui obtiennent et ceux qui demandent et qui donnent. Les dominants et les dominés. Il y a ceux qui détiennent le pouvoir et qui en abusent et ceux qui sont abusés. La fille qu'on appelle c'est exactement cela en beaucoup plus subtil et moins caricatural. En effet, Tanguy Viel s'évertue à explorer les rapports de domination sociale, les jeux de pouvoirs qui conduisent à l'emprise sans oublier la cruciale question du consentement ou plus précisément cette fameuse zone grise. Vous savez celle qui vous amène à céder sans jamais consentir, celle qui vous paralyse et vous rend inerte. Et ce qui devait arrivé, arriva. Pas de surprise, pas de revirement, mais l'essentiel n'est pas là. Il réside dans le détricotage du mécanisme de domination pour mieux le décrypter. À travers la déposition de la victime mais surtout à travers le témoignage d'un observateur, Tanguy Viel analyse avec finesse les faits et le psyché de ses personnages. Il nous livre un roman court mais ô combien dense et percutant. Qu'il obtienne ou non le prix Goncourt, La fille qu'on appelle est un roman qui fait mouche. 

Belle lecture !

mardi 5 octobre 2021

Mon avis sur "L'Embuscade" d'Émilie Guillaumin

Après des études de lettres à la Sorbonne et de criminologie à New York, Emilie Guillaumin a passé deux ans au sein de l’armée de terre française, aventure dont elle a tiré Féminine (Fayard, 2016). L’Embuscade est son deuxième roman. Il est publié chez HaperCollins.

Nuit d’août. Dans la chambre flotte le parfum de Cédric. Un mois et demi que ce soldat des forces spéciales est en mission. Un mois et demi que Clémence attend son retour avec leurs trois garçons. Au petit matin, une délégation militaire sonne à la porte. L’adjudant Cédric Delmas est tombé dans une embuscade avec cinq de ses camarades. Aux côtés d’autres femmes, épouses de soldats elles aussi, Clémence se retrouve malgré elle plongée dans la guerre secrète menée par la France au Levant. Avec ces questions lancinantes : que s’est-il réellement passé lors de l’attaque ? Et pourquoi l’armée garde-t-elle le mystère ?

Voici un roman de cette rentrée littéraire noyé dans la masse qui aurait pu passer inaperçu si l'enthousiasme débordant du célèbre libraire, Gérard Collard, ne m'avait pas interpellée. À mon humble avis, le tir va vite être corrigé, et ce ne sera que justice ! 

L’Embuscade n'est pas un roman sur l'armée, c'est un roman qui gravite autour. Il est avant tout un magnifique portrait d'une femme qui, bien que fauchée en plein bonheur va instinctivement protéger les siens et mener un combat viscéral pour découvrir la vérité. Lorsque l'armée vient à elle, Clémence sait que ce n'est jamais de bon augure. Malgré l'annonce, elle ne veut pas croire que son mari est décédé. Pour ses trois garçons qui dorment encore, pour ce quatrième enfant en devenir, Clémence va rentrer en résistance. Trop de zones d'ombre. Son instinct sera son seul guide. Dès lors, c'est une femme déterminée qui va, avec finesse et stratégie se frotter au corps militaire pour savoir ce qu'il s'est réellement passé. Comment des hommes des forces spéciales, entraînés, surentraînés ont-ils pu tomber dans une telle embuscade ? Comment l'opération a t-elle pu échouer ? La pugnacité de cette femme, mère et épouse paiera. Du statut de décédé Cédric embrassera celui de porté disparu. De ce changement, l'espoir renaîtra. De ce sursaut d'optimisme Clémence parviendra à déplacer des avions, des militaires, des familles. Destination la Syrie, à la recherche du soldat perdu.

L'Embuscade aborde un sujet trop peu traité. S'il est vrai qu'on a coutume d'entendre que lorsque l'on vit avec un militaire, il faut accepter de vivre avec l'armée, il n'empêche qu'aucun proche n'est jamais tout à fait préparé à recevoir un scud en plein bonheur. Mort en OPEX. Tombé pour la patrie. Soldat disparu. 
Avec son second roman, Émilie Guillaumin parvient à nous sensibiliser avec finesse à la condition de tous ces hommes et ces femmes qui vivent avec cette épée Damoclès au dessus de leur tête. C'est poignant, vibrant. C'est parfaitement construit, ramassé. Militaire. Et le dénouement de L'Embuscade est d'une intensité bouleversante. Une magnifique leçon sur la notion d'engagement et le sens du devoir.

Un conseil, lisez-le !

jeudi 30 septembre 2021

Mon avis sur "Pas dormir" de Marie Darrieussecq

Marie Darrieussecq est écrivain et psychanalyste. Depuis son célèbre premier roman Truismes paru en 1996, elle oscille entre littérature et essais. Mais ce que l'on ne savait pas nécessairement avant la publication de son dernier essai, Pas dormir, c'est que l'auteure est une grande insomniaque. 

« J’ai perdu le sommeil. Je me suis retournée sur mes pas et il ne me suivait plus. Il s’était détaché de moi, et j’errai sans lui dans la nuit. »
Marie Darrieussecq souffre d’insomnie depuis des années, comme beaucoup d’entre nous. Elle raconte dans ce livre l’aboutissement de vingt ans de voyage et de panique dans la littérature et dans les nuits. Vingt ans de recours désespérés et curieux, parfois très drôles, à toutes sortes de remèdes - pharmacopée, somnifères, barbituriques, méditation, exercice physique, tests, chamanisme, technologie, recettes et expédients divers. Mais ce livre est surtout hanté par une question magnifique : « Qui est-ce qui ne dort pas quand je ne dors pas ? »

Pas dormir est l'occasion pour Marie Darrieussecq de partager avec ses lecteurs ses nuits à ne pas dormir justement. Elle a tout essayé, rien n'a fonctionné. Elle a avalé des champs de tisane, pratiqué le Yoga Nidra, la méditation, le jeûne, gobé toutes sortes de somnifères et de médicaments, réaménagé sa chambre mille fois, testé tout ce qui était possible, analysé tout ce qui pouvait l'être, rien n'y a fait. Voici des années que chaque nuit, Marie Darrieussecq regarde les heures passer. Vouloir dormir la nuit lui prend la journée. Résultat, à l'instar de tous les insomniaques, elle est épuisée. Alors à l'heure où les chanceux écrasent de tout leur saoul, l'auteure rejoint le club des grands auteurs qui puisent leur talent dans leur insomnie.

Pas dormir est une autobiographie d’un genre nouveau qui consiste à raconter « l’autre qui ne dort pas » et qui est aussi soi. Marie Darrieussecq se penche sur la littérature : « J’ouvre les livres et tous me parlent d’insomnie. Woolf ! Gide ! Pavese ! Plath ! Sontag ! Kafka ! Dostoïevski ! Darwich ! Murakami ! Césaire ! Borges ! U Tam’si ! Sur tous les continents, la littérature ne parle que de ça. Comme si écrire c’était ne pas dormir. » Elle raconte ses voyages dans le monde entier, décrit ses insomnuits dans ses chambres d’hôtel aux quatre coins du monde et se souvient que l'insomnie est le symptôme bien repéré en clinique des grands traumatisés, de ceux qui ont vécu l'horreur.

Alors si comme Marie Darrieussecq vous ne dormez pas, n'escomptez pas trouver la solution pour faire de longues nuits de sommeil. Point de remède dans Pas dormir, juste la certitude que vous n'êtes pas seul. Extrêmement bien documenté, Pas dormir est un essai illustré accessible au plus grand nombre. Il permettra à tous les heureux qui, comme Ulysse font de beaux voyages au pays des songes, de mesurer la chance qu'ils ont de pouvoir dormir et aux autres d'espérer un jour d'y parvenir de nouveau. 
Pas dormir est un essai autobiographique passionnant. Que vous dormiez ou pas, il mérite d'être lu, ne serait-ce que pour comprendre.

Belle lecture et surtout belle nuit !

Mon avis sur "Et d'un seul bras, la sœur balaie sa maison" de Cherie Jones

Cherie Jones est née en 1974 à la Barbade. Elle a remporté plusieurs prix littéraires pour ses nouvelles, dont le Commonwealth Short Story Prize. En parallèle de sa carrière de romancière, elle exerce depuis des années le métier d’avocat à la Barbade. Et d’un seul bras, la sœur balaie sa maison est son premier roman. Il est publié chez Calmann-Lévy et fait partie de la sélection du Grand prix des lectrices Elle 2022. 

Lala vit chichement dans un cabanon de plage de la Barbade avec Adan, un mari abusif. Quand un de ses cambriolages dans une villa luxueuse dérape, deux vies de femmes s’effondrent. Celle de la veuve du propriétaire blanc qu’il tue, une insulaire partie de rien. Et celle de Lala, victime collatérale de la violence croissante d’Adan qui craint de finir en prison. Comment ces deux femmes que tout oppose, mais que le drame relie, vont-elles pouvoir se reconstruire ?

Derrière des paysages caribéens idylliques, se cache d'intenses et poignants portraits de femmes blessées depuis des générations. Et d’un seul bras, la sœur balaie sa maison est un premier roman qui s'attache à prouver que l’héritage des traumatismes est tenace, mais pas toujours  irrémédiable. À Baxter’s Beach, à la Barbade, Wilma, la grand-mère de Lala, raconte l’histoire de la sœur à un bras. C’est un récit édifiant sur ce qui arrive aux filles qui désobéissent à leur mère et se rendent dans les tunnels malfamés de Baxter.

Pour dénoncer l'envers du décor paradisiaque Cherie Jones a pris le parti d'évoquer tout ce que l'on ne verra jamais sur les cartes postales de la Barbade. De ce côté-ci, il est plutôt question de la violence des hommes sur les femmes, du chômage, des trafics, du racisme, de la délinquance. De ce côté-ci, les eaux turquoise se teintent de rouge, se parfument des effluves de la misère et sont tantôt bordées de somptueuses villas, tantôt de bidonvilles. Alternant les points de vue, l'auteure donne à chacun des personnages la possibilité de s'exprimer. Malgré les faits, malgré l’histoire qui se perpétue de générations en générations, aucun d'eux n'est vraiment tout à fait coupable, n'est vraiment tout à fait innocent. Ils subissent. Les femmes subissent les violences des hommes. Violences sexuelles, violences physiques, violences conjugales. Les hommes subissent le chômage, la pauvreté, les inégalités. Ils noient leur désarroi non pas dans la mer des Caraïbes mais dans l'alcool, la drogue et la délinquance.

Et d’un seul bras, la sœur balaie sa maison est un roman qui oppose paradis et enfer, luminosité et noirceur, douceur et âpreté. Loin du décor de rêve que l'on imagine, de la légèreté à laquelle on pourrait s'attendre, ce premier roman est le témoignage d'un ordre sociétal établi d'une île des Caraïbes où il ne fait pas forcément bon vivre. L'auteure, avocate à la Barbade nous rappelle s'il en était besoin, que le désespoir et la violence peuvent se nicher partout, mais peuvent aussi être combattus. Malgré une écriture fluide et somme toute agréable, il m'a manqué un je-ne-sais-quoi pour que je sois transportée sur cette île paradisiaque.

Belle lecture !