lundi 31 janvier 2022

Mon avis sur "Un barrage contre l'Atlantique" de Frédéric Beigbeder

J'avoue, s'il y en a bien un à qui je ne peux pas résister, c'est bien lui. Ce dandy parisien érudit, devenu ermite de Guétary, nombriliste, agaçant, mais tellement attachant qu'est Frédéric Beigbeder. Retiré du monde de la nuit depuis plusieurs années, il revient ensoleiller nos jours avec Un barrage contre l'Atlantique, qui n'est rien d'autre que la suite de son récit autobiographique Un roman français. 

Au hasard d’une galerie de Saint-Jean-de-Luz, Frédéric Beigbeder aperçoit un tableau représentant une cabane, dans une vitrine. Au premier plan, un fauteuil couvert d’un coussin à rayures, devant un bureau d’écrivain avec encrier et carnets, sur une plage curieusement exotique. Cette toile le fait rêver, il l’achète et soudain, il se souvient : la scène représente la pointe du bassin d’Arcachon, le cap Ferret, où vit son ami Benoît Bartherotte. Sans doute fatigué, Frédéric prend cette peinture pour une invitation au voyage. Il va écrire dans cette cabane, sur ce bureau.
Face à l’Atlantique qui à chaque instant gagne du terrain, il voit remonter le temps. Par vagues, les phrases envahissent d’abord l’espace mental et la page, réflexions sur l’écriture, la solitude, la quête inlassable d’un élan artistique aussi fugace que le désir, un shoot, un paysage maritime. Puis des éclats du passé reviennent, s’imposent, tels « un mur pour se protéger du présent ».

Un barrage contre l'Atlantique commence par un aveu. Frédéric Beigbeder l'affirme, il est complotiste. Il pense que la nature conspire pour éradiquer l'homme parce qu'il a causé trop de dégâts à la surface de la Terre. S'ensuivent des réflexions et des phrases qui, époque oblige, respectent la distanciation littéraire. Chaque phrase est séparée de celle qui la précède -et a fortiori de celle qui la suit- de deux lignes. Ainsi, chacune d'elles devient plus attractive. Parce qu'il considère que Twitter n'a pas le monopole de l'apophtegme, l'auteur entend bien le concurrencer tout en augmentant la pagination de son livre. Un escroc Frédéric Beigbeder ? Pas du tout, il annonce la couleur. Il se prend pour un poète, alors qu'il n'est qu’un phraseur. Il enchaîne les phrases qui, de phrase en phrase, le font échouer sur l'île de ses vingt ans. Dès lors, Frédéric Beigbeder nous plonge dans la délicieuse insouciance des années 80. Il trempe sa plume dans la mélancolie de sa jeunesse et de paragraphe en paragraphe se remémore son enfance, ses premières amours, son frère, ses parents et tout ce qui lui file entre les doigts, tout ce qu'il ne peut retenir. Et avec lui on replonge dans cette époque. Ses souvenirs sont nos souvenirs. Tout ce qui lui est personnel devient universel. C'est délicieux, touchant. On avale les phrases de Frédéric Beigbeder comme on regarde un album de famille, un sourire aux lèvres, le cœur tout attendri. Et puis soudain, le présent ressurgit. Nous voici au Cap-Ferret, face à l'océan, là où Frédéric Beigbeder est enfin heureux, là où son ami Benoît Bartherotte s'emploie à dresser une digue contre la montée des eaux, Un barrage contre l'Atlantique.

Frédéric Beigbeder écrit que "La littérature consiste à attendre la phrase dont personne n'a besoin, je suis un littérature-addict, un phraséophile". Pour ma part, j'ai maintenant la certitude de pourvoir affirmer, je suis une Beigbedéophile.

Belle lecture !

dimanche 30 janvier 2022

Mon avis sur "Respire" de Niko Tackian

Voici un certain temps que je voulais lire et découvrir l'univers de Niko Tackian que je connaissais surtout pour ses talents de scénariste. Il m'aura fallu intégrer un jury littéraire pour qu'enfin cette envie se concrétise avec Respire.

Le sable très blanc, l’océan turquoise. Voici ce que découvre Yohan à son réveil. Un endroit paradisiaque où il va entamer une nouvelle vie. Avoir une deuxième chance d’être heureux. Pour arriver sur cette île inconnue, il a signé avec une mystérieuse société qui promettait de le faire disparaître et d’effacer toute trace de son passé.
Les premiers jours, Yohan savoure son insouciance retrouvée. Même si peu à peu, un sentiment d’étrangeté le gagne. L’île héberge une dizaine d’habitants plus énigmatiques les uns que les autres. Pourtant les maisons abandonnées, les échoppes désertes dans les rues balayées par le vent, laissent penser qu’un jour ils ont été bien plus nombreux. Où sont passés les autres ? Yohan veut comprendre. Mais jamais il n’aurait dû chercher à voir l’envers du décor. Car c’est bien connu, la connaissance fait voler en éclats le Paradis...

Respire n'est pas tout à fait un polar c'est plutôt un roman à suspense où il est question de quête. Celle du bonheur et de la vérité. 
Qui n’a jamais souhaité changer de vie, tout  larguer et  tout recommencer  ailleurs ? Imaginez qu’il suffise d’avaler une pilule pour effacer toute trace de soi, puis de n’avoir rien à faire si ce n’est respirer et de se laisser porter par la vague, de se couler dans ce qui ressemble à s'y méprendre au bonheur. Oui mais voilà, malgré la beauté des lieux, l'apparente quiétude, la nature humaine étant ce qu’elle est, il arrive un moment où l’on a besoin d’obtenir des réponses à ses questions quitte à ce que le paradis mute et devienne enfer.

Respire est un huis clos psychologique à ciel ouvert qui se déroule quelque part sur la terre, loin de toute civilisation, du moins en apparence. Il règne tout au long de sa lecture une ambiance très particulière. L’impression d’être privé de liberté, d'être sans cesse surveillé, épié et de vivre sous cloche. Voilà ce qu’est Respire un subtil mélange de The Truman show et de Under the dome, un roman très visuel, à la fois énigmatique et très angoissant. Ces sensations sont d’autant plus réalistes que les personnages semblent tous douteux, ambivalents. 

La plume acérée de Niko Tackian alliée à une intrigue rondement bien ficelée, parfaitement maîtrisée, font de Respire un bon roman dépaysant qui  paradoxalement se lit en apnée. J’aurai juste aimé que les personnages soient un peu plus travaillés, plus humanisés pour que l’attachement soit total. Peut-être est-ce un parti pris de l’auteur. Après tout, tous ceux-là ont souhaité se faire rayer de la carte, se faire oublier…

Belle lecture ! 

vendredi 28 janvier 2022

Mon avis sur "Ordure" de Eugene Marten

Auteur culte et un des fers de lance de la littérature contemporaine américaine qui dit-on écrit pour les écrivains, Eugene Marten n’avait jamais été traduit en français. Ce regrettable oubli est dorénavant réparé grâce aux Éditions Quidam et à Stéphane Vanderhaeghe. Bien que court, Ordure n'en reste pas moins un roman percutant qui marquera bien des esprits. Et puis surtout ne vous fiez pas au packaging. Le joli rose de sa couverture ne fait pas de lui un roman rose, bien au contraire !

Sloper commence sa journée de travail au moment où s’arrêtent les faiseurs de richesses et redresseurs de torts. Agent d’entretien dans un immeuble, il passe d’étage en étage en poussant son chariot. Il aspire, vide les poubelles, récupère ce qu’il peut. Ni vu ni connu. Avant de rentrer chez sa mère, où il vit à la cave, épiant ses voisines par la fenêtre.
Personnage sans histoire, sans ambition ni qualité, Sloper pourrait continuer à dilapider ainsi son temps dans l’indifférence la plus totale. Or un soir, sa routine est brutalement interrompue par une macabre découverte…

Sloper est un invisible. Il œuvre une fois les bureaux vidés de ses occupants, les poubelles remplies de leurs déchets qu'il récupère, recycle. Ici ou à la cave, les échanges humains sont rares. Il y avait bien la fille du 23ème qui lui adressait un vague bonjour, une aide-soignante avec sa patiente en fauteuil roulant qui discute avec lui sur le chemin du retour et quelques sans-abris. Rien de très engageant. Mais Sloper s'en moque. Il n'est pas un être social. Ses distractions il les trouve dans les magazines pornos et un petit cube transparent contenant trois billes argentées de diamètres différents qu'il convient de loger dans leur coupelles respectives. De quoi le distraire longtemps. Entre ce jeu et la mise en pratique de ses souvenirs d'employé de la morgue, Sloper recycle. 

Brian Evenson, écrivain, indique en préface qu'Ordure fait partie de ces livres, qui, dans le milieu underground de la fiction américaine ont acquis le statut de légende. Il dit qu'Ordure est un livre dont il faut faire l'expérience, pas un livre qu'on aime. C'est exactement cela. Au gré de ma lecture, des sentiments ressentis pour cet être abject et froid qu'est Sloper, j'ai eu l'impression qu'Eugene Marten rajoutait à l'horreur pour tester mon seuil de tolérance. Ordure se vit, se subit. Pour l'être socialement constitué et identifiable que je suis, il ne peut procurer aucun plaisir, aucune jouissance. Alors pourquoi le lire ? Pour l'expérience justement. 

Ordure est un récit étrange, narré à la troisième personne au style très minimaliste, très dépouillé. Une ellipse narrative qui attire autant qu'elle rebute. Seule notre curiosité, notre attirance pour l'interdit nous incite à en poursuivre la lecture. Ordure nous plonge sans sommation dans un monde parallèle où tout n'est que noirceur, déchet. Je rejoins complètement Brian Evenson, Ordure n'est pas un livre que j'ai aimé, c'est l'expérience littéraire très singulière qu'il m'a offerte que j'ai appréciée. À expérimenter.

Belle expérience littéraire !

dimanche 23 janvier 2022

Mon avis sur "Toucher la terre ferme" de Julia Kerninon

J'ai découvert la plume sensible de Julia Kerninon avec Liv Maria, son cinquième roman. Je m'étais promis de poursuivre son exploration avec Ma dévotion, à peine ai-je eu le temps de me retourner que l'auteure a déjà publié un récit Toucher la terre ferme qui a été sélectionné dans la catégorie document d'un prix littéraire dont je suis jurée. Inutile de préciser que je n'ai pas boudé mon plaisir. Justement en parlant de plaisir...

J'étais là, un bébé parfait dans les bras, et mon corps déchiré. Dans mon orgueil comme dans mon innocence, j'ai pensé que tout s'arrêtait, alors qu'au contraire, tout commençait.
Un soir de novembre, en pyjama sur le parking de la clinique, Julia Kerninon hésite à fuir. Son premier enfant vient de naître et, malgré le bonheur apparent, elle perd pied, submergée par les doutes et la peur des contraintes. Sa vie d'avant lui revient comme un appel au large : les amours passionnels, les nuits de liberté et les vagabondages sans fin.

Devenir mère et rester femme, voilà une des plus grandes préoccupations de la plupart des femmes. Parce que l'on ne naît pas mère, on le devient, celles qui ont vécu une telle expérience savent la déflagration que ce changement de statut opère au plus profond de nous. C'est violent, flippant, questionnant.
Entre désir de donner la vie et la peur des responsabilités, de l'inconnu, le cœur de Julia Kerninon balance, tout comme le mien a balancé lorsque je suis devenue maman pour la première fois. Toucher la terre ferme est le récit intimiste de l'auteure. Elle partage son ressenti, ses questionnements lorsqu'elle a plongé dans cet inconnu, lorsque pour la première fois elle est devenue maman.     
Loin d'être synonyme de bonheur absolu, cette expérience est devenue pour elle source de peurs, de craintes. La maternité lui a donné l'envie de fuir. Dès lors, Julia Kerninon raconte sans détour l'impression de perdre pied, la difficulté à trouver sa place, le poids des contraintes.

Toucher la terre ferme s'ouvre sur l'accouchement difficile qui convoque la douleur, mutile le corps, le transforme à jamais et rappelle dare-dare les souvenirs d'une liberté tout juste perdue. L'auteure évoque ses amours passées, sa vie faite d'insouciance, d'excès, de folie et d'erreurs. Cette étape fut pour elle un passage nécessaire pour dire au revoir à quelque chose qui ne reviendra pas et accueillir la suite, ancrée dans la terre.

Parce que l'instinct maternel ne va pas de soi, qu'il ne naît pas avec la naissance d'un enfant, Toucher la terre ferme est un récit qui ose mettre des mots sur des maux. Des mots/maux de femmes qui deviennent mère, qui ont peur de se perdre, de ne plus pouvoir être ce qu'elles sont intrinsèquement. Ce livre est aussi une très belle déclaration d'amour à l'homme qui à deux reprises l'a rendu mère.
Toucher la terre ferme est une belle introspection servie par une très belle plume. C'est un précieux cadeau que Julia Kerninon offre à ses lecteurs et qui aidera, à n'en pas douter, plus d'une femme et d'un homme.

Belle lecture !

jeudi 20 janvier 2022

Mon avis sur "Impact" d'Olivier Norek

Impact est le sixième roman d'Olivier Norek. Si ce dernier est connu et reconnu comme étant un auteur de thrillers sociaux, c'est un tout autre registre qu'il nous propose cette fois-ci. Entre roman de société et manifeste écologique radical. Olivier Norek a écrit Impact lors du premier confinement en une poignée de jours. Jolie performance !

Face au mal qui se propage et qui a tué sa fille, pour les millions de victimes passées et les millions de victimes à venir Virgil Solal entre en guerre, seul, contre des géants.

Sans être tout à fait une dystopie, ni une enquête, Impact est un véritable plaidoyer pour l'écologie. Ce livre est dédié "À ceux qui n'ont jamais connu cette planète... autrement qu'en danger." Voilà, le ton est donné. 
Impact s'ouvre sur une mission de Greenwar (sorte de branche armée de Greenpeace) au Nigéria et se poursuit à Paris deux ans plus tard alors que le PDG de Total vient d'être enlevé. Quel rapport entre ces deux événements ? A priori aucun, et pourtant. 
D'un côté il y a ceux qui défendent activement notre planète, de l'autre, ceux qui l'exploitent jusqu'à l'os. En dépit de l'émergence de mouvements écologistes et des cris d'alarme, rien ne semble pouvoir arrêter la dégradation de notre écosystème. Face à ce constat, la tentation peut être forte de baisser les bras. Tel n'est pas le cas de Virgil Solal. Ancien militaire des forces spéciales, il a vrillé parce qu'il a vu de près les ravages du pétrole dans le delta du Niger et qu'il a vécu une tragédie personnelle. Dès lors, il n'a qu'une obsession, qu'un but. Que le désengagement des énergies fossiles soit réel et que les responsables paient coûte que coûte. Pour ce faire, il va se transformer en justicier implacable. À force d'actions coup de poing, l'activiste numérique parviendra à éveiller les consciences, à rallier les citoyens à son combat jusqu'à la création d'une armée de pandas et à faire financer une fondation de recherche sur les énergies vertes.

Sous fond d'enquête policière Impact dresse un constat d'échec, celui de toutes les politiques écologiques jusqu'ici. Malgré les promesses, malgré les progrès, nous ne savons toujours pas recycler les déchets nucléaires, les batteries de nos ordinateurs ou encore celles de nos voitures. Les panneaux photovoltaïques quant à eux sont toujours recouverts de métaux rares eux mêmes recouverts du sang des enfants qui travaillent dans les mines. Fort de ces constatations et après avoir entrepris un long travail d'enquête et de recherches (les onze pages de références à la fin du roman le confirment), Olivier Norek n'a pas hésité à sortir de sa zone de confort pour apporter sa pierre à l'édifice. Avec ses mots, il a souhaité sensibiliser et mobiliser son lectorat à cette grande cause qu'est l'écologie. En outre, en publiant Impact à quelques mois des élections présidentielles, il est impossible de ne pas envisager ce livre comme un pamphlet politique. D'ailleurs en guise d'avertissement, Olivier Norek écrit que face à la réalité, il n'a pas eu besoin d'inventer. Il poursuit en précisant que Virgil Solal, lui, n'existe pas encore. Mais à ne pas entendre des cris d'alarme, certains le façonnent déjà. Le recours à la violence n'étant pas une solution, il est urgent d'agir. À bon entendeur...

Bien que Impact ne soit peut-être pas le meilleur polar d'Olivier Norek, il est certainement l'un des plus engagé. C'est tellement vrai, que l'auteur a demandé à ce que le format poche édité chez Pocket soit fabriqué de manière à limiter son empreinte carbone et son impact (tiens, tiens) sur l’environnement. Engagé jusqu'au bout Monsieur Norek.

Belle lecture !

mercredi 5 janvier 2022

Mon avis sur "La décision" de Karine Tuil

Juriste de formation, Karine Tuil a une appétence pour les questions judiciaires. Son précédent roman, Les choses humaines s'inspirait de "L’affaire dite de Stanford", La décision nous plonge dans l'univers des juges d’instruction antiterroristes. 

Mai 2016. Dans une aile ultrasécurisée du Palais de justice, la juge Alma Revel doit se prononcer sur le sort d’un jeune homme suspecté d’avoir rejoint l’État islamique en Syrie. À ce dilemme professionnel s’en ajoute un autre, plus intime : mariée depuis plus de vingt ans à un écrivain à succès sur le déclin, Alma entretient une liaison avec l’avocat qui représente le mis en examen. Entre raison et déraison, ses choix risquent de bouleverser sa vie et celle du pays…

Avec La décision, Karine Tuil nous immerge dans le quotidien des juges d’instruction antiterroristes. L’héroïne, Alma Revel, en est. Elle coordonne le pôle d’instruction antiterroriste, soit une équipe de onze magistrats. A 49 ans, mère de 3 enfants, elle est en instance de divorce.
Janvier 2015, Alma interroge Kacem Abdeljalil, interpellé avec sa toute jeune épouse et leur bébé lors de leur retour en France après l’avoir quittée pour se rendre en Syrie. Tout l’enjeu de l’interrogatoire consiste à cerner la personnalité du prévenu et à déterminer s’il représente ou pas un danger pour la France, s’il est rentré au pays à la demande de l’Etat islamique pour effectuer une mission ou si c’est, comme il le soutient, de son propre gré, écœuré par toutes les atrocités qu’il a vues en Syrie. Alma questionne, fouille, sonde dans le seul but de juger en son âme et conscience, selon son intime conviction et en toute impartialité. Elle doit trancher. Soit proposer un avenir possible à ce jeune père de vingt-trois ans ou l’enfermer, bien que rentrer de Syrie ne constitue ni un délit, ni un crime. Parallèlement, Alma doit prendre une autre décision. Assister au délitement de son couple et renoncer à l’amour ou quitter, oser se libérer de son obsession sécuritaire pour vivre. Avec son métier à hautes responsabilités, les menaces anonymes qu’elle reçoit, le service de protection rapprochée qui marche dans ses pas, sa vie familiale qui s’effondre, Alma est soumise à une forte pression. Elle s’accroche, reste professionnelle coûte que coûte même si le point de rupture est là, tout proche.

Parfaitement documenté, La décision rend un bel hommage à une profession souvent décriée, méconnue et injustement fustigée. Ce roman humanise la fonction. Il met en exergue le poids de la responsabilité qui repose sur ces magistrats, ces hommes et ces femmes qui pèsent, soupèsent, évaluent les risques. C’est d’autant plus percutant que les faits se déroulent à Paris en 2015 - 2016, les années de la terreur islamique. Ces hommes et ces femmes du pôle d’instruction antiterrorisme vivent, respirent, dorment (enfin essaient) terrorisme. Tout juge d’instruction antiterroriste sait qu’il peut être visé à tout moment. Il vit avec cette menace. Être juge antiterroriste est un métier difficile, un métier de conflit. Le juge est en conflit avec les avocats, les enquêteurs, le parquet, les victimes, les détenus, et quand il rentre chez lui, il l’est avec ses proches parce qu’il n’a plus d'énergie pour les écouter, parce qu’il est électrisé par la fureur que les récits déchargent. Comment dans ces conditions, rendre la Justice sereinement ? Peut-on encore croire en l’humain ? C’est un combat de tous les instants. Aucun répit. Même quand l’amour s’invite en plein chaos.

La décision est un roman saisissant. Sa construction, un chapitre dédié à l’interrogatoire du prévenu, un autre dédié à l’introspection de la juge, nous incite, toute la lecture durant, à nous poser cette sempiternelle question : Et moi, qu’aurais-je décidé à sa place ? Le parcours de celui qui est jugé et de celle qui juge, défilent. Le doute puis la compréhension nous assaillent. Comme ces juges, on veut croire à l’humain, à la rédemption de ceux qui se sont égarés même si comme eux, on sait que la compréhension humaine n’est pas une science exacte. Mais le savoir suffit-il à pardonner, à se pardonner ses erreurs de jugement ?

La décision est un roman magistral. Tout est intelligemment amené, profondément humain. Et la plume de Karine Tuil est fluide et saisissante. La décision est un véritable coup de cœur pour moi, une déflagration. À lire sans jugement. 

Belle lecture !