lundi 28 février 2022

Mon avis sur "Voyage au bout de l'enfance" de Rachid Benzine

Rachid Benzine est islamologue et écrivain. Avec Voyage au bout de l'enfance publié aux Éditions du Seuil, il se place à hauteur d'enfant pour décrire l'horreur du djihadisme, du terrorisme et des camps.

Trois mois. D’après maman, ça fait précisément trois mois aujourd’hui qu’on est enterrés dans ce fichu camp. Et ça fait presque quatre ans que j’ai quitté l’école Jacques-Prévert de Sarcelles.
Fabien est un petit garçon heureux qui aime, le football, la poésie et ses copains, jusqu’au jour où ses parents rejoignent la Syrie.

Voyage au bout de l'enfance évoque le sort des enfants embrigadés malgré eux en Syrie au nom de l’État islamique. Fabien est de ceux-là. Il est en CE2 à Sarcelles lorsque ses parents décident de l’emmener au paradis. C'est en Syrie, à Raqqa précisément que cet éden est localisé. Dès lors, l'insouciance de l'enfance de Fabien va s'arrêter là où va commencer l'horreur de Daesh. Exactement à l'endroit où le paradis va se transformer en enfer, là où Fabien va être rebaptisé Farid. À l'apprentissage de la poésie qu'il aimait tant, va succéder l'endoctrinement. Très vite Farid sera convié à rejoindre les lionceaux du califat, il pourrait même devenir un enfant martyr. Il assiste médusé, à des scènes qu'un enfant de son âge ne devrait jamais avoir à voir. Conscients de leur erreur, les parents regrettent leur voyage. Trop tard. Impossible de faire marche arrière. Le père doit partir combattre. Il n'en reviendra pas. Dès lors, Farid et sa mère se retrouveront dans un camp de réfugiés. Tout n'est que violence et horreur. Alors pour ne pas sombrer, Farid se refugiera dans la poésie de Prévert. Il se remémorera tout ce qu'il avait appris à l'école en France et embellira son quotidien pour le rendre supportable et lui redonner toutes les couleurs de la vie et de l'espérance. 

Bien que très court (96 pages) Voyage au bout de l'enfance n'en demeure pas moins un roman poignant d'une grande humanité qui malgré l'horreur qu'il dépeint, est empli de cette poétique naïveté qui berce les enfants. Un petit livre par sa taille mais immense pas son message. Un indispensable.

Belle lecture !

dimanche 27 février 2022

Mon avis sur "Belle Greene" d'Alexandra Lapierre

Alexandra Lapierre est une auteure française qui met en lumière les destins d’immenses figures passées à la trappe par l’Histoire. Alliant le sérieux du chercheur à la force d’évocation de l’écrivain, elle est l’une des rares romancières à fouiller les archives et à suivre ses personnages in situ. Ses livres sont traduits dans une vingtaine de pays. En France, plusieurs d'entre eux ont été primés. Belle Greene est son dernier roman et il fait partie de la sélection de la première édition du Grand prix des Lecteurs Pocket. C'est en ma qualité de jurée que je l'ai lu.

New York, dans les années 1900. Une jeune fille, qui se passionne pour les livres rares, se joue du destin et gravit tous les échelons. Elle devient la directrice de la fabuleuse bibliothèque du magnat J.P. Morgan et la coqueluche de l'aristocratie internationale, sous le faux nom de Belle da Costa Greene. Belle Greene pour les intimes. Elle triche sur tout. Car la flamboyante collectionneuse qui fait tourner les têtes et règne sur le monde des bibliophiles cache un terrible secret, dans une Amérique violemment raciste. Bien qu'elle paraisse blanche, elle est en réalité afro-américaine. Et, de surcroît, fille d'un célèbre activiste noir qui voit sa volonté de cacher ses origines comme une trahison. Toute sa vie est bâtie sur un mensonge explosif...

En début de mois, j'ai eu la chance de rencontrer Alexandra Lapierre chez Christie's. Au cours de cette soirée organisée par Pocket, l'auteure nous a parlé avec passion et enthousiasme de Belle Greene. Elle a évoqué le titanesque travail qu’elle a abattu pour reconstituer la vie et le parcours de son héroïne alors même que cette dernière s’était évertuée à effacer toute trace d’elle pour mieux préserver son secret. Alexandra Lapierre a consacré pas moins de trois années à ses recherches. Elle s'est rendue dans différents pays, aux USA bien sûr, mais également en Angleterre et en Italie, à Florence précisément pour y lire les 628 lettres que Belle Greene avait envoyé à son amant, Bernard Berenson. Mais comme il était formellement interdit de les photocopier, Alexandra Lapierre a dû les recopier manuellement. Cette méthode lui aura certes permis de s'imprégner de son personnage, elle aura surtout généré un surcroît de travail. Lorsque l'on sait la somme de documents recueillis et étudiés (toutes les sources sont mentionnées à la fin du roman), on ne peut qu'être admiratif des travaux accomplis. On l'est d'autant plus qu'Alexandra Lapierre s'est évertuée à respecter tous les faits dont elle a eu connaissance sans rien altérer. La vie de Belle da Costa Greene était à la fois si exceptionnelle et si romanesque qu'Alexandra Lapierre n'a pas eu besoin d'inventer. Comme quoi, à partir d'une biographie on peut écrire un grand roman. 

En effet, Belle Greene est un grand roman. Il est de ceux qui se dévore, qui nous dévore plus exactement. Il nous entraine sur le continent américain de 1898 à 1943. Il s'ouvre post abolition de l'esclavage, au temps où la population était divisée en deux groupes, white ou colored. La loi obligeait alors les métis à se déclarer comme noirs selon la règle de l'unique goutte de sang. Il suffisait d'avoir eu un ancêtre africain pour que les portes des meilleures écoles restent closes, que certains quartiers, commerces, transports, vous soient interdits. Dès lors, la tentation était grande pour les métis qui pouvaient être pris pour des blancs de transgresser la loi, de basculer dans la clandestinité et franchir au péril de leur vie la barrière de couleur. The passing. C'est exactement ce qu'ont fait la mère et les frères et sœurs de Belle Greener. Il ont franchi cette barrière de couleur. Ils ont renié leurs origines, se sont inventés des ancêtres portugais et hollandais, ont transformé leur nom de famille et les enfants ont fait le serment de ne jamais avoir de descendance. Devenus blancs, les portes des meilleurs établissements se sont ouvertes et pour Belle celles de la bibliothèque de Princeton et son impressionnant fonds documentaire alors que celle dédiée aux noirs ne comptait pas plus d'une cinquantaine d'ouvrages. Peu à peu, Belle parviendra à gagner la confiance de la bibliothécaire, puis celle du très érudit Junius Morgan qui la présentera à son oncle, le richissime John Pierpont Morgan. Bibliophile averti, il recherchait les incunables, les éditions originales et les reliures du Moyen-âge. Quand il les trouvait, il les entassait dans son palais de marbre blanc, the Morgan library. Il ne manquait plus qu'une personne de confiance, amoureuse des livres pour répertorier, ordonner et compléter ses collections. Ce sera Belle Greene. Son intelligence, sa vivacité d'esprit et sa détermination lui permettront de s'épanouir au milieu de ce temple de la culture. Pour JP Morgan, elle a traversé l'Atlantique, a participé à toutes les ventes aux enchères, a traqué les livres rares, puis les tableaux. Elle a su gagner la confiance des Morgan et a permis l'ouverture au plus grand nombre de ce lieu culturel. Belle Greene a été l'inspiratrice de la modernité de la Morgan Library. Son nom est à jamais associé à ce lieu. Aujourd'hui encore son ancien bureau est désigné "le bureau de Belle".

Belle Greene a été une femme libre, moderne et autonome, travaillant le jour, croquant la vie la nuit. Malgré son statut et ses fréquentations mondaines, elle n'a jamais oublié sa famille. Elle est toujours restée très proche de sa mère et de ses frères et sœurs très certainement en raison du secret qu'ils partageaient. Belle subvenait à leurs besoins sans difficulté, il faut dire qu'elle était la femme la mieux payée de tous les États-Unis. Bien que fondé sur un mensonge, Belle s'est bâti un destin hors norme. Ce n'est qu'en 1996, soit quarante-six ans après sa mort, que son secret a été découvert.

Avec Belle Greene, non seulement Alexandra Lapierre dresse le magnifique portrait d'une femme qui a choisi son destin, mais elle lui rend justice en mettant en lumière tout ce que cette afro-américaine a fait pour la culture des États-Unis. La Belle Greene d’Alexandra Lapierre est plus grande que la vie ! Usouffle romanesque à ne pas manquer.

Belle lecture !

lundi 21 février 2022

Mon avis sur "Amour, extérieur nuit" de Mina Namous

Mina Namous a passé son enfance et son adolescence en Algérie. Après un doctorat de droit, elle s’installe en tant que juriste et exerce d’abord à Alger avant de revenir vivre en France. De 2010 à 2014, cette ville lui inspire une série de chroniques et d’histoires, publiées sur son blog jeuneviealgéroise. Très suivis dans son pays, remarqués par la presse algérienne et française, repris par de grands journaux algériens, ses articles évoquent la vie quotidienne d’une jeune femme en Algérie. 
Du blog au livre, il n'y avait qu'un pas que Mina Namous a franchi. Amour, extérieur nuit est son premier roman, il est publié aux Éditions Dalva, une toute jeune maison d'édition née en mai 2021 et dont la particularité est de ne publier que des femmes qui, à travers leurs textes, évoquent leur vie, leur relation à la nature ou à notre société. Cette ligne éditoriale assumée a pour finalité de rétablir un équilibre entre les auteurs. En effet, il semblerait que les hommes soient plus publiés et reconnus par les maisons d'édition. Si comme Juliette Ponce, la Directrice éditoriale de Dalva, on croit à l’universalité de la littérature, comment imaginer qu’elle se manifeste quasi exclusivement sous la plume de 48 % de l’humanité ?  Je souhaite un beau succès aux Éditions Dalva et j'adresse mes plus chaleureux remerciements à Juliette Ponce et à Babelio pour l'envoi de Amour, extérieur nuit qui m'a transportée loin de la grisaille parisienne.

Tout commence dans un immeuble de bureaux du centre d’Alger, avec le son d’une voix assurée, le corps élégant d’un homme, sa prestance certaine. Peu importe le sujet de cette réunion, l’essentiel est ailleurs : Sarah découvre Karim. Cet homme un peu plus âgé qu’elle. Cet homme qui vit en France. Cet homme, déjà marié. Et pourtant, au-delà de ce qui rend leur amour impossible, elle deviendra pour Karim la femme d’Alger. Dans les rues de la ville, la nuit ou dans les chambres de leurs rendez-vous secrets s’écrit alors l’histoire interdite de deux amants.

L’histoire d'Amour, extérieur nuit est somme toute assez simple. C’est celle d’un amour adultère entre une jeune femme et un homme un peu plus âgé. Ils se sont rencontrés dans le cadre professionnel. Elle vit à Alger. Lui, il a quitté l'Algérie il y a une dizaine d'année. Sa vie est à Paris. Il ne revient dans son pays d'origine que ponctuellement pour ses affaires. Mais toute l'originalité de cette histoire d'amour, parce que c'est bien de cela qu'il s'agit même si elle est sans issue, c'est qu'elle se déroule à Alger. Alger la blanche avec ses odeurs, ses couleurs, sa chaleur et ses nuits étoilées est omniprésente. Cette ville se dresse entre Sarah et Karim et renvoie leur histoire au second plan. Alger est le personnage principal du roman de Mina Namous.

À travers ses mots cette dernière donne à sa ville d'origine une dimension toute particulière. Alger est présentée comme étant au carrefour de la modernité et du conservatisme, du Moyen-Orient et de l’Occident. Avec son bouillonnement, ses fragrances florales et musquées, Alger donne une certaine saveur à la rencontre de cette jeune femme libre et libérée du poids des traditions et de cet homme somme toute assez conservateur malgré l'exil. Au-delà de l'attrait des corps, c'est l'attachement viscéral que ces deux-là ressentent pour leur terre natale qui les réunit. Lors de leurs rendez-vous nocturnes, les deux amants vont explorer les coins et recoins de la capitale d'Algérie, dénicher les restaurants qui vont faire ressurgir l'Alger d'hier. 

La véritable histoire d'amour n'est donc pas là où on aurait pu l'attendre. Elle n'est pas entre un homme et une femme, entre eux tout est joué d'avance. Elle est ailleurs, bien plus ancrée. C'est une histoire de racines. Et cette histoire d'amour là est éternelle. Vous l'aurez compris, Amour, extérieur nuit est un premier roman plus subtil et plus profond qu'il n'y paraît, une histoire de sang qui coule dans les veines. Une histoire d'origines narrée à l'aide d'une plume solaire, juste et teintée d'un voile de pudeur. 

Belle lecture !

lundi 7 février 2022

Mon avis sur "Pas ce soir" d'Amélie Cordonnier

Parce que j'aime sa plume incisive et les sujets qu'elle aborde dans ses romans, je l'avais reçue lors de la dernière édition du Rock'n Books. Alors évidemment, lorsque j'ai vu qu'un nouveau roman d'Amélie Cordonnier était publié chez Flammarion pour cette rentrée d'hiver, je n'ai pas su résister. Pas ce soir aborde l'intimité du couple ou plus exactement l'absence d'intimité.

Un homme et une femme. Chacun de leur côté. Un homme qui ne dort pas et une femme qui s’assomme. Un homme sur sa tablette et une femme dans son bouquin. Un homme qui désire et une femme qui soupire. Un homme qui se désole, une femme qui s’enferme, les heures qui s’étirent. Et plus rien. Rien de rien.
Huit mois, deux semaines et quatre jours qu’il n’a pas fait l’amour avec Isa. Et ce soir, elle lui annonce qu’elle s’installe dans la chambre de Roxane, leur fille cadette qui vient de quitter la maison. Pourquoi le désir s’est-il fait la malle ? Comment a-t-il pu s’éteindre après de si belles années ? Le départ des enfants a-t-il été fatal ? Est-ce que tout doit s’arrêter à cinquante ans ? Lui refuse de s’y résoudre puisqu’Isa semble l’aimer encore.

Une fois de plus Amélie Cordonnier aborde un sujet intime mais néanmoins tabou, l'abstinence sexuelle contrainte au sein du couple. À travers le regard et le psyché d’un mari blessé, elle nous invite dans la couche conjugale d'un homme et de sa femme pour autopsier leur sexualité disparue.

La petite dernière a quitté le nid, une chambre se libère et l'occasion d'une bonne nuit de sommeil pour cette femme épuisée qui refuse tout contact charnel avec son mari depuis de longs mois, se dessine. Oui mais voilà, la nuit s'étire, se renouvelle par tacite reconduction. Du coup Monsieur s'interroge. Ses ronflements sont certainement la cause de cet éloignement physique. Dès lors, il demandera conseil à son ami pharmacien qui lui recommandera l'usage des patchs supposés réduire son tapage nocturne. Malgré ses précautions, sa femme continue à l'éviter la nuit puis progressivement le jour et la nuit. Elle utilise tous les stratagèmes possibles et inimaginables pour l'esquiver. Leur peau ne s'effleure plus. Aucune proximité. Dès qu'ils se retrouvent seuls, elle file s'isoler prétextant un travail à terminer, un livre à lire, un état de fatigue. Lorsqu'ils sont au restaurant avec des amis, elle sauve les apparences. Si elle consent à s'assoir à ses côtés ce n'est qu'en érigeant une séparation entre eux que ce soit avec son sac, son manteau, son écharpe. Cette situation devient insupportable. Pourtant il fait tout pour plaire à sa femme. Il se charge de toutes les corvées ménagères, lui cuisine ses plats favoris, l'emmène voir Honfleur, il entreprend même un régime. Mais rien n'y fait. Rien ne change. La libido de Madame demeure négative. Plus il déploiera d'énergie à la reconquérir, plus elle restera indifférente. Plus elle lui résiste, plus il devient obsédé. Il ne pense qu'à ça. C'est simple, il a une bite à la place du cerveau. Au bureau, il ne peut s'empêcher de penser à la supposée vie sexuelle épanouissante de ses collègues. Lorsqu'il croise une femme dans la rue, les transports, il ne l'envisage que sexuellement. Dès lors et pour ne pas sombrer dans cette folie qui pointe, sa libido va trouver refuge sur les sites pornos et les sextoys. Il ira même jusqu'à s'inscrire sur un site de rencontres extraconjugales. Ce n'est qu'au prix d'une succession de petits évènements que Madame sortira de son violent mutisme.

Pas ce soir est plus qu'un roman. Il est l'autopsie de l'abstinence sexuelle subie. Comme à l'accoutumée, Amélie Cordonnier analyse à l'infini les impacts d'une situation taboue. La chasteté devient synonyme de silence, d'incommunicabilité. Qu'il est violent le mutisme de cette femme qui impose ses choix sans concertation. Qu'il est obsédant ce manque pour celui qui ne comprend pas. Qu'il m'a agacé cet homme qui subit sans réagir, sans provoquer une discussion franche. Qu'elle m'a énervée cette femme qui impose sans expliquer. On m'a qu'une envie, leur crier de se parler, parce qu'on le sait tous, si au sein du couple le sexe a son importance, le ciment c'est vraiment la communication. 

Bien que très cru et très tranchant, Pas ce soir n'en reste pas moins un roman empreint d'une certaine délicatesse et d'un réalisme avéré. En endossant le costume de l'époux délaissé et plaintif, en étant le porte-voix de cet homme, Amélie Cordonnier a relevé un sacré défi. Une performance qui je l'espère, ne lui aura pas provoqué d'interminables migraines.

Belle lecture !