lundi 30 septembre 2024

Mon avis sur "Badjens" de Delphine Minoui

D’origine iranienne, lauréate du prix Albert-Londres et grand reporter au Figaro, Delphine Minoui couvre depuis vingt-cinq ans l’actualité du Proche et Moyen-Orient. Elle est l'auteure de plusieurs romans, dont certains ont été traduits dans une dizaine de langues. Badjens (Seuil) est le dernier paru à l'occasion de cette rentrée littéraire.

Chiraz, automne 2022. Au cœur de la révolte « Femme, Vie, Liberté », une Iranienne de 16 ans escalade une benne à ordures, prête à brûler son foulard en public. Face aux encouragements de la foule, et tandis que la peur se dissipe peu à peu, le paysage intime de l’adolescente rebelle défile en flash-back : sa naissance indésirée, son père castrateur, son smartphone rempli de tubes frondeurs, ses copines, ses premières amours, son corps assoiffé de liberté, et ce code vestimentaire, fait d’un bout de tissu sur la tête, dont elle rêve de s’affranchir. Et si dans son surnom, Badjens (Bad-jens : mot à mot, mauvais genre. En persan de tous les jours: espiègle ou effrontée), choisi dès sa naissance par sa mère, se trouvait le secret de son émancipation ? 

Badjens est un livre essentiel pour comprendre l'oppression dont sont victimes les femmes iraniennes et ce qui a poussé les plus jeunes à se révolter depuis que le 16 septembre 2022, Jina Mahsa Amini, une étudiante iranienne de 22 ans, est décédée des suites des coups portés par la police des mœurs pour un hijab jugé non conforme. La mort de cette jeune femme a suscité une vague d'indignation en Iran. Partout, les slogans « Femme, Vie, Liberté » résonnaient. Deux ans après, les femmes qui ne respectent pas le code vestimentaire iranien sont toujours rudement réprimées et encourent jusqu'à dix ans de prison. Comment est-ce encore possible ?

Badjens s'ouvre dans la rueZhara, cheveux au vent, s'apprête à brûler son foulard. Si on imagine la suite, on ne peut deviner ce que cette jeune iranienne a vécu jusqu'alors. Pour expliquer son geste, elle nous livre son quotidien sous forme de monologue.
Tout a commencé le jour où ses parents ont appris qu'elle serait une  fille. Ils ont immédiatement envisagé l'avortement, qui, faute de moyens, n'a pu être réalisé. Le jour de sa naissance fut pour son père, un non-évènement. Si elle porte un prénom, ce n'est qu'à sa grand-mère qu'elle le doit. Plus tard, alors qu'un incendie s'est déclaré en pleine nuit dans leur immeuble, Zhara ne doit sa survie qu'à son instinct, le plus précieux des êtres, son frère cadet né après elle et élevé dans la toute puissance, ayant été sauvé des flammes. Seul ce dernier compte. La fille n'est rien, n'a aucun droit, elle n'existe pas. Comment ne pas se révolter ? Comment lorsque l'on a accès à Internet, lorsque l'on sait qu'un ailleurs plus tolérant existe, accepter d'être soumise à la gent masculine toute puissante ? Heureusement que Zhara s'est construit son univers à elle, qu'elle discute avec des jeunes d'autres pays, qu'elle partage avec ses copines, qu'elle peut échanger avec sa mère, sa complice dès que le père s'absente du domicile. Quand il n'est pas là, l'ambiance de la maison change du tout au tout. La musique occidentale envahit l'espace, le maquillage est déballé, plus tard, ce sera le matériel à tatouer. Ces petits moments de légèreté et de liberté rendent quelque peu supportable l'oppression et les humiliations du quotidien, jusqu'au jour où Zhara apprendra que Jina Mahsa Amini a perdu la vie dans d'atroces conditions pour une mèche de cheveux trop visible. 

Avec Badjens, Delphine Minoui nous permet de mesurer concrètement tout ce que les femmes iraniennes endurent, le statut qui leur est réservé et tout ce qui est mis en place pour les rendre invisibles. Elles sont opprimées, mises au banc de la société, mais pas dénuées de courage. Certaines, au prix de leur vie, osent se révolter et défier le pouvoir en place pour qu'un jour, un vent de liberté soulève leur chevelure. 
Badjens est un texte fort, percutant à l'écriture à la fois poétique et vive. Ce livre est un incontournable de cette rentrée littéraire, sa lecture indispensable.

Femme, Vie, Liberté !
 

vendredi 27 septembre 2024

Mon avis sur "La vie qui reste" de Roberta Recchia

Roberta Recchia est enseignante. Bien qu'elle ait toujours pratiqué l'écriture La vie qui reste (Istya & Cie) est son premier roman. Publié dans quatorze pays, il est l'un des 459 de cette rentrée littéraire et le meilleur selon Gérard Collard de La griffe noire. Info ou intox ?

Tout commence à Rome, comme dans un vieux film d'Ettore Scola, avec la rencontre improbable de Marisa et Stelvio. Ils tombent amoureux, se marient, ont deux enfants, une famille parfaite. Voilà pour la vie d'avant.
Tout bascule un été lorsque leur fille Betta est assassinée sur une plage de Torre Domizia. La vie d'après commence.

La Vie qui reste commence un dimanche de novembre 1956 quand Stelvio a pris Marisa dans ses bras et qu'il a serré sa main dans la sienne. Par ce geste, il a fait taire les rumeurs et a sauvé l'honneur des Balestrieri. Ils vécurent heureux au soleil et eurent deux enfants, un garçon et une fille. Cette romance aurait pu s'arrêter là, mais où serait l'après ? 
L'après commence un matin d'août 1980, le 11 précisément quand le corps d'Elisabetta, la fille de Stelvio et Marisa, est découvert sur la plage de Torre Domizia. Dès lors, tout va basculer. Au fur et à mesure que les liens familiaux se délitent, que nous pénétrons le psyché des parents de Betta, de sa cousine Miriam et de sa grand-mère, la tonalité du roman change radicalement, passant de la légèreté de la comédie romantique à la lourdeur du roman noir. Aux éclats de voix et de rires, succèdent le silence pesant et les non-dits. Les personnages se murent dans leur peine. Incapables de communiquer, ils noient leur désarroi dans l'alcool, la dépression ou la drogue. Une vraie descente en enfer jusqu'à l'intervention salvatrice de Leo de Maria et de Corallina. 

La vie qui reste est un bon roman résolument contemporain et universel en raison des thématiques abordées. La plume fluide empreinte de pudeur et sans fioritures de Roberta Recchia alliée à la traduction d'Elsa Damien, laissent toute la place nécessaire aux émotions et facilitent l'immersion du lecteur dans cette tragédie familiale au dénouement favorable. Si La vie qui reste est le roman de la résilience, de la force de l'amour et de la reconstruction, s'il est vrai qu'il habite le lecteur et que tout est réuni pour l'inciter à tourner les pages avec frénésie, il n'en demeure pas moins qu'il me semble excessif de l'estampiller "meilleur roman de cette rentrée littéraire d'automne". Cette précision apportée, La vie qui reste mérite d'être lu et son auteure d'être découverte.

Belle lecture !
 

lundi 23 septembre 2024

Mon avis sur "Le rêve du jaguar" de Miguel Bonnefoy

Lire Miguel Bonnefoy c'est la certitude de faire un voyage extraordinaire en Amérique du Sud, d'y vivre des aventures hors normes, le tout parsemé d'une pointe de réalisme magique. Le dernier roman de l'auteur franco-vénézuélien, Le rêve du jaguar (Payot et Rivages) réunit tous ces ingrédients et comme à l'accoutumée, ça fonctionne à merveille. 

Quand une mendiante muette de Maracaibo, au Venezuela, recueille un nouveau-né sur les marches d’une église, elle ne se doute pas du destin hors du commun qui attend l’orphelin. Élevé dans la misère, Antonio sera tour à tour vendeur de cigarettes, porteur sur les quais, domestique dans une maison close avant de devenir, grâce à son énergie bouillonnante, un des plus illustres chirurgiens de son pays.
Une compagne d’exception l’inspirera. Ana Maria se distinguera comme la première femme médecin de la région. Ils donneront naissance à une fille qu’ils baptiseront du nom de leur propre nation : Venezuela. Liée par son prénom autant que par ses origines à l’Amérique du Sud, elle n’a d’yeux que pour Paris. Mais on ne quitte jamais vraiment les siens. C’est dans le carnet de Cristobal, dernier maillon de la descendance, que les mille histoires de cette étonnante lignée pourront, enfin, s’ancrer.

Le rêve du jaguar est avant tout une saga familiale, inspirée de la lignée maternelle de l'auteur. Le récit s’étire sur trois générations et se mêle à l’Histoire du Venezuela. Il commence sur les marches d’une église où un bébé de trois jours y a été abandonné et se termine lors d'une cérémonie officielle. De la rue à la plaque de rue il n’y a qu’un nom, celui d’Antonio Borjas Romero, l'homme aux mille vies et aux mille récits d’amour. Cet homme d'exception a exercé toutes sortes de métiers avant d'accéder à l'instruction. Ce changement de paradigme et sa détermination lui permettront de conquérir le cœur de la plus inaccessible des jeunes filles. Ensemble, ils seront de tous les combats. Ils lutteront contre la dictature du pouvoir en place, se battront pour défendre les droits des plus fragiles et rendre l'instruction accessible au plus grand nombre.

Outre ces êtres d'exception, dans Le rêve du jaguar on croise un pingouin originaire du pôle qui aurait nagé jusqu'aux eaux tropicales, une tara noire annonciatrice de la mort, un papillon géant qui n'apparaît que dans les songes, un jaguar enfanté par une chatte, on entend les râles caverneux d'un mort qui hante la maison dont les meubles sont sculptés de méduses et tant d'autres étrangetés qui nous ouvrent avec émerveillement au réalisme magique fermement revendiqué par Miguel Bonnefoy. 
Heureusement que ce dernier a navigué dans la sève de son arbre familial comme on remonte le fleuve du passé, qu'il a trouvé la souche du rêve du jaguar, qu'il a expliqué le cahier des mille histoires d'amour, qu'il a décrit les paysages irréels de Pela el Ojo, qu'il a gravi le talus des songes, qu'il a bu à la racine, a pris son stylo et s'est mis à écrire Le rêve du jaguar. En partageant le destin de son grand-père et sa grand-mère exceptionnels, mythiques, à l'origine de tant d'avancées sociales et économiques, Miguel Bonnefoy nous régale d'une épopée flamboyante d'un enfant abandonné au troisième jour de sa vie sur les marches d'une église d'une rue qui aujourd'hui porte son nom. C'est un merveilleux conteur à la plume poétique qui nous embarque pour un voyage hors du temps. Un conseil, ne passez pas à côté de ce jaguar d'une puissance hors norme.

Belle lecture !

vendredi 13 septembre 2024

Mon avis sur "La fileuse de verre" de Tracy Chevalier

Tracy Chevalier est une auteure spécialisée dans les romans historiques. Vingt-quatre ans après son immense succès, La jeune fille à la perle, elle nous embarque à Murano pour justement une nouvelle histoire de perles, certes moins précieuses mais éclatantes, colorées et symbole d’une émancipation féminine. La fileuse de verre est son dernier roman (La table ronde).

À Murano, le long des canaux et des ruelles, derrière les portes des ateliers, maestros et apprentis domptent le verre. Le secret de leur savoir-faire, qui ne doit jamais atteindre la terraferma, n’est pas l’affaire des femmes. Pourtant, à la mort de son père, voyant l’entreprise familiale décliner, Orsola Rosso décide de sauver sa famille de la ruine en apprenant à fabriquer des perles de verre. Un art qui ne va pas sans celui du commerce. Découvrant le ballet des marchandises dans le port de Venise, Orsola comprend qu’elle devra œuvrer sans relâche pour atteindre la perfection et déjouer les pièges de la négociation. Et ceux de l’amour, quand Antonio, pêcheur vénitien, rejoint l’atelier Rosso…
De ce côté de la lagune, le temps s’écoule différemment. 

Telle une pierre ricochant sur l’eau à intervalles plus ou moins grands, La fileuse de verre traverse de siècle en siècle, guerres et épidémies, amours et deuils, tandis qu’Orsola façonne ses bijoux. Sur l'île du verre, le temps qui s'écoule n'a pas de prise sur les personnages. Au commencement, Orsola n'est qu'une enfant. Elle n'a que soixante-dix ans quand le roman s'achève, six siècles plus tard. Cette singularité précisée dès le début du roman en nous demandant de visualiser l'image de la pierre sur l'eau et de remplacer l'eau par le temps, peut surprendre le lecteur. Mais une fois acceptée, c'est tout le talent de conteuse de Tracy Chevalier qui prend le dessus.

Basé sur une documentation solide, l'auteure nous raconte le verre sous toutes ses formes mais également l’histoire de Venise et celle de la famille Rosso. Elle nous plonge au cœur des ateliers des verriers les plus renommés, nous dévoile la technique de fabrication des pièces les plus prisées, les travaux de recherches aboutissant à des créations toujours plus complexes et sophistiquées. Parce derrière chaque atelier, il y a un clan familial, l'auteure nous immerge dans sa structuration et sa hiérarchisation. Les tâches des uns et des autres sont strictement définies. Les hommes travaillent à l'atelier, les femmes s'occupent de l'intendance du foyer et des enfants. Et si l'une d'elles était assez folle pour s'imaginer qu'elle était capable de travailler le verre, ce ne serait qu'une fois son devoir accompli et à l'abri du regard du maestro, des garzoni et garzonetti. Cette femme c'est Orsola, une femme ordinaire au service des siens, analphabète, qui à force de persévérance, de détermination, de travail et de créativité s'imposera dans ce milieu machiste. Son acharnement, son sens de l'observation, du sacrifice et de la négociation, lui permettront d'assurer la survie de sa famille puis, de s'émanciper. 

La fileuse de verre est un récit historique foisonnant impossible à résumer tant il est riche, doublé d'une fresque familiale qui ne laisse aucune place au temps mort. Petite et grande histoire se mêlent pour insuffler un air romanesque sur la lagune vénitienne. Benvenuti a Murano !

Belle lecture !