mardi 4 août 2015

Mon avis sur "Yuruldelgger" de Ian Manook

Le Livre de Poche m'a contactée et m'a demandé d'écrire une chronique sur un livre de mon choix parmi leur catalogue de l'été. J'ai choisi un polar au nom imprononçable certes, mais dont je me souviendrai longtemps...

Yeruldelgger c'est le nom du commissaire et héros de Ian Manook. Il est mongol et oui, l'histoire se déroule en terre inconnue, la Mongolie. Étonnant pour un polar, non ?

Trois Chinois découpés au cutter dans une usine près d’Oulan-Bator. Quelques heures plus tard, dans la steppe, un cadavre d’une fillette aux boucles blondes agrippée à son tricycle rose. Rajoutez à cela un flic qui était le meilleur de tous dans la région, dont la vie a vacillé  lorsque sa petite fille a été tuée dans des circonstances qui n'ont jamais été élucidées.
Voilà pour l'intrigue policière, en soi plutôt classique, mais le coup de maître de l'auteur est ailleurs... 

Non seulement Yeruldelgger est le premier roman de Ian Manook (et déjà primé quatre fois), mais toute son originalité tient au fait qu'à travers ce roman, l'auteur organise une vraie plongée au cœur de la culture mongole, ce pays d'Asie coincé entre la Russie et la Chine.
Outre les paysages somptueux des steppes, la vie sous une yourte, l'art culinaire, les rites ancestraux, les symboles, ce sont également les difficultés politico-économiques des mongols et sociales du fait de leur sédentarisation que Ian Manook nous fait découvrir à travers ce polar.

Les trois femmes éclatèrent de rire et s’écartèrent pour lui faire un peu de place quand il porta les marmottes à l’intérieur de la cuisine. Il trouva un billot, une feuille de boucher bien tranchante, un coutelas pointu, une grande gamelle pour les viscères et s’installa près d’elles.
- Je les prépare pour le boodog ? demanda-t-il.
- Si tu sais bien le faire, pourquoi pas ! le taquina la  vieille.
- Si tu as de bonnes pierres, je vais te faire le meilleur boodog de la steppe !
La vielle pointa son couteau vers l’âtre sous le four en pierre. De chaque côté du feu vrombissant elle avait tapissé le foyer de braises rougeoyantes sur lesquelles chauffaient de gros cailloux ronds.
- Tu les éventres et tu ne perces pas les boyaux, d’accord ?
- Je les éventre et je ne perce pas les boyaux, répéta Yeruldelgger.

- Et tu mets les intestins bien nettoyés de côté !
- Et je mets les intestins bien nettoyés de côté ! singea-t-il en éventrant la première marmotte.

- Après tu frottes bien l’intérieur avec du sel.
- Après je frotte bien l’intérieur avec du sel ! perroqua Yeruldelgger en envoyant un clin d’œil aux jeunes femmes. A propos, ils arrivent quand, ces coréens ?

- Dans trois heures ils seront là. Ils mangeront une heure plus tard si c’est ta question, répondit la vieille avec malice.
- C’était ma question, répondit Yeruldelgger. Est-ce qu’il n’est pas un peu trop tôt pour préparer les marmottes ?

- C’est toi qui as voulu t’y mettre ! répondit la vieille. Le boodog est meilleur quand les marmottes sont fraîchement tuées, mais il faut aussi laisser un peu de temps à la mort pour attendrir les chairs. Et puis il y en a dix à préparer… (p. 522 à 524.)
Bien évidemment un bon polar ne fonctionne pas sans une bonne intrigue, de l'action, un bon flic, une bonne équipe, des tueurs sans scrupules en quête de pouvoir et d’argent, des filles, un peu de sexe et de l’amour. Tout cela y est !
Le rythme est tantôt très soutenu, tantôt plus lent pour nous permettre de reprendre notre souffle, s'y ajoute plus ou moins de violence, un peu de psychologie pour bien cerner les personnages, car à l'instar des romans de Bernard Minier -pour ne citer que lui-, tous les personnages sont plutôt bien travaillés, qu'il s'agisse de l'équipe qui gravite autour du commissaire Yeruldelgger, que des trafiquants, des corrompus, des tueurs... ils tiennent tous leur rôle à la perfection et sont finalement tous aussi importants que le personnage principal.

Enfin et parce qu’un polar ou roman policier est avant tout un roman, il se doit d’être bien écrit. C’est le minimum syndical me direz-vous ! Je suis bien d’accord, mais ce n’est malheureusement pas toujours le cas. Ici l’écriture et le style sont fluides, la construction du roman en courts chapitres participe à en dynamiser la lecture. Enfin les titres de chacun des chapitres sont en fait la dernière phrase ou une bribe de la dernière phrase dudit chapitre. Voici qui est original et de surcroît, on sent que Ian Manook s’est amusé à le faire.

Autre originalité, la manière dont Ian Manook (qui s’appelle en réalité Patrick Manoukian) est venu à se faire publier.
Il écrit depuis plus de cinquante ans, mais que des débuts d’histoire. Happé par la vie, il n’ira jamais jusqu’au bout de ce qu’il écrit. Lorsque sa fille part s’installer en Argentine, il lui demande s’il pourra continuer à lui adresser ses écrits par mail. Elle refuse car elle en a marre de ne jamais connaître la suite, elle est déçue de l’abandon littéraire de son père, de sa nonchalance créative. Dans une tendre colère, elle décide de ne plus rien lire de son père tant qu’il ne sera pas publié. Et ce dernier dans une douce bravade lui a répondu que dans ce cas, il écrira et publiera deux livres par an à chaque fois dans un style différent et sous un pseudo nouveau. Ian Manook dit qu’il a presque réussi. Tant mieux pour nous !

Toujours est-il que son Yeruldelgger est un tel succès que son éditeur lui en a redemandé un. Il a été publié en janvier dernier. Et justement quant à connaître la recette de son succès, Ian Manook répond, une bonne intrigue autour de sentiments et d’émotions universels évoqués à travers le récit de destins individuels d’une part, et une idée pertinente et inattendue d’autre part. Yeruldelgger est pertinent et inattendu.

Alors servez-vous au choix, un thé salé au beurre ou un boodog de marmottes ou un kuushuur et embarquez pour la Mongolie, dépaysement et plaisir assurés.

Bonne lecture & encore merci au Livre de Poche !